La pénalisation française du cannabis n’empêche pas son trafic d’exploser. Au nom d’une posture morale, la classe politique, notamment à droite, se drape dans un aveuglement aussi absurde qu’inefficace. Comble de la tartufferie, la nouvelle amende forfaitaire infligée aux consommateurs remplit les caisses de l’État.
Lorsqu’on s’affiche « Causeur Friendly », on éprouve souvent un sentiment d’irréalité face au traitement médiatique de l’immigration, au décalage asphyxiant entre les discours progressistes et la dure réalité d’une France multicul par-dessus tête. La prohibition du cannabis, conte pour enfants comparable à celui de la maîtrise de nos frontières, devrait susciter en nous un vertige équivalent au regard de l’ampleur du foutage de gueule – l’un des plus grands de ce pays, pourtant peu avare en politiques publiques cataclysmiques.
Des rires préenregistrés mériteraient d’accompagner toutes les déclarations martiales des ministres annonçant un renforcement de la lutte contre l’« économie souterraine » des cités. La guerre contre la drogue (aussi victorieuse que Napoléon à Waterloo) possède désormais tous les attributs de la farce tragique jouée par des comédiens au bout du rouleau.
Des milliers de personnes vivent directement du trafic
Des réseaux parfaitement organisés fournissent du haschisch aux Français, du CM2 jusqu’à leur entrée dans la vie active et bien au-delà. Un maillage territorial, digne de celui de McDo, permet de structurer autour de « fours » une distribution efficace. Ces points de vente s’apparentent au drive-in tant du point de vue du service que du chiffre d’affaires (on évoque 20 000 euros nets par jour par four). Côté action, la police se lance sans conviction dans des descentes aux résultats insignifiants, quand elle ne reçoit pas tout simplement l’ordre de garer ses voitures dos aux points de deal – vivre-ensemble oblige. L’action, la vraie, relève à présent quasi exclusivement des trafiquants et de leurs règlements de comptes en scooter, option Uzi. Les habitants des cités n’ont depuis belle lurette d’autre choix que celui de subir ou de jouer les nourrices en stockant le shit, ce qui est parfois le cas d’immeubles entiers. Résultat tangible de la prohibition, plusieurs dizaines (centaines ?) de milliers de personnes vivent directement du trafic du cannabis dans des territoires généralement réputés perdus, mais qui ne le sont pas pour tout le monde. Face à ce qu’un observateur débarqué de Mars qualifierait de fiasco complet, les autorités françaises viennent de réagir fermement : au lieu d’une année de prison totalement virtuelle, la fumette sera désormais soumise à une amende forfaitaire de 200 euros. Panique chez les dealers et les consommateurs (rires enregistrés).
Imaginons les dealers plutôt en autoentrepreneurs du joint ou en franchisés d’un futur Nicolas de la ganja
Même lorsque le voile de la farce se déchire à Dijon – où le trafic de drogue constituait bien sûr la toile de fond de l’affrontement entre Tchétchènes et Maghrébins –, ni les Français ni leurs gouvernants ne paraissent pourtant vouloir remettre en cause la fable de la prohibition du cannabis. Ce statu quo délétère paraît satisfaire tant la gauche libertaire – ce que l’on peut comprendre – que la droite sécuritaire – ce qui est plus mystérieux.
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La gauche libertaire a en effet gagné depuis longtemps le combat hédoniste du droit individuel à la fumette. La prohibition d’opérette la contente pleinement : la demande, notamment celle des beaux quartiers, se voit comblée et dépénalisée de facto. Quant aux réseaux, ils permettent un ruissellement de la manne du trafic vers la population locale, offrant aux banlieues un informel RSA (canna)bis aux vertus pacificatrices. Qu’au passage, cette délégation publique aux mafias du monopole de la distribution ait accompagné l’émergence d’une contre-société hostile à la France ne lui déplaît pas fondamentalement, c’est plus fort qu’elle.
À droite, on se répartit les rôles entre deux camps. Il y a les défenseurs de la morale et de la santé publique – « la drogue, c’est mal », dans un registre comparable au discours de la gauche morale « la prostitution, c’est très vilain » (rires enregistrés). Cette grande rectitude les pousse à ignorer l’irrépressible demande de joints (comme de sexe), à diaboliser tout débat sur la prohibition, donc toute réflexion sur la mainmise des mafias sur les parties les plus denses du territoire, et donc à renoncer à toute action concrète pour y mettre fin. Cette ligue de vertu ne veut pas comprendre que c’est l’abus du cannabis et non le simple usage qui pose problème, exactement comme pour l’alcool. Toutefois, à la différence de ce qui se passe avec la vodka-Red Bull, la science a constaté l’impossibilité de mourir d’une overdose de tétrahydrocannabinol, un fait sans valeur aux yeux des pères la pudeur qui « défendent la jeunesse ». Les comas éthyliques, oui ; mais non, cent fois non au rire niais du pétard. Inutile de préciser que les barons de la drogue du 9-3 applaudissent à chaque sortie de Boutin ou Retailleau, ces alliés objectifs de leur florissant business.
Farouche volonté de ne rien voir
Il existe bien sûr la frange dure de cette droite, jadis incarnée par Sarkozy (rires enregistrés), mais dont certains électeurs sont, eux, sincèrement prêts à envoyer l’armée rétablir l’ordre dans les cités. Rappelons à ces citoyens motivés que notre État bedonnant s’est révélé incapable de virer 200 crasseux en sarouels à Notre-Dame-des-Landes. Pierre Brochand, ex-patron de la DGSE, ne semble lui-même pas du tout convaincu que la France dispose de la capacité militaire à reprendre le contrôle des territoires maîtrisés par les dealers. Ce Diên Biên Phu potentiel, à cinq kilomètres de la tour Eiffel, devrait faire réfléchir les plus excités. Néanmoins, le jeu de rôles permet aux représentants de cette partie du spectre politique de multiples variations autour du thème du Kärcher, ce qui échauffe les esprits de leurs électeurs, sans refroidir les fours.
L’incapacité de notre pays à évaluer ses politiques publiques révèle l’autisme profond de « décideurs » bien déterminés à ne prendre aucune décision. Leur ligne de conduite : nous mener au désastre certes, mais de façon consensuelle en respectant tous les statu quo. Comme l’a déjà souligné Marcel Gauchet, l’impossibilité d’un diagnostic partagé, dans ce domaine comme dans tous les autres (chômage, éducation, justice, santé…), conduit à la schizophrénie actuelle. Prétendre reconquérir les banlieues (rires) et les libérer d’une économie souterraine (rires) sans remettre en cause la prohibition fictive qui en constitue pourtant le principe fondateur (rires hystériques, applaudissements). Situation révoltante qui relève d’une pensée obtuse et plus encore du cynisme.
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La bêtise conduit à ignorer Jean-François Revel et à juger cette politique prohibitionniste sur ses intentions louables plutôt que sur ses calamiteux résultats – rigoureusement inverses aux objectifs. Les nobles ambitions de la prohibition boxent dans la catégorie du communisme, celle des fiascos diaboliques. Si seulement les moralistes acceptaient de comparer la situation française à celles des États qui ont légalisé le cannabis (Uruguay, Canada, Californie, Colorado, etc.) ou dont la législation se montre en théorie plus laxiste que la nôtre (rires) – Portugal, Espagne, Pays-Bas, Thaïlande (!)… Ces dangereux pays de perdition comptent pourtant moins de fumeurs de pétards que la France… Si elle ne parvient même pas à réduire la consommation, la prohibition ne sert donc décidément qu’à fracturer le territoire. À l’instar du dossier migratoire, celui du cannabis révèle une farouche volonté de ne rien voir, rien faire, tout en se drapant dans la posture morale de l’interdit vertueux.
Prohibition en carton-pâte
Le cynisme, quant à lui, règne en maître. La veulerie des gouvernants qui redoutent moins les conséquences du trafic que celles de son arrêt. L’hypocrisie des élus qui savent que, toutes couleurs politiques confondues, certains maires de banlieue doivent composer avec la puissance locale des trafiquants. La tartufferie des politiciens qui n’ignorent rien de la porosité qui existe entre les réseaux mafieux et le maillage salafiste. Ces deux ennemis mortels de la République ne partagent pas seulement des territoires ; ils partagent aussi la caisse, désormais avec la complicité passive de nos élites. Mais ça ne semble révolter personne.
C’est au demeurant sous cet angle sécuritaire que la droite doit légitimer un débat sur la légalisation, seule alternative crédible à la prohibition en carton-pâte. Quelle autre mesure permettrait en effet de réallouer à la lutte antiterroriste les effectifs de la police judiciaire ou de la justice qui consacrent une énergie précieuse à cette pantalonnade ? Et sans rien coûter au contribuable, qui dit mieux ? Tous ces pauvres fonctionnaires condamnés aujourd’hui à vider l’océan du trafic du cannabis avec une cuillère trouée pourraient traquer les barbus. Dans un pays qui n’hésite pas à comptabiliser ce trafic à hauteur d’un milliard d’euros dans son très officiel PIB (rires enregistrés), offrir à nos Eliot Ness la fin de la prohibition constituerait, en réalité, une marque de respect.
Cette modeste intégration de l’argent de la drogue aux comptes de la nation n’a cependant suscité aucune protestation des pères la pudeur. Elle permet d’emprunter sur les marchés 3 % de ce montant en respectant feu les critères de Maastricht – 30 millions d’euros – soit le prix de quelques crèches. Dans ces conditions, on comprend mal pourquoi encaisser des charges sociales et de la TVA sur une distribution légalisée s’apparenterait, cette fois, à un pacte avec le Malin. Percevoir sur le shit des taxes comparables à celles que rapporte le Ricard ne choque que les imbéciles qui nous doivent une ultime explication. On s’interroge en effet sur la façon d’intégrer les gamins de 14 ans qui gagnent autant en une journée de vigilance autour des fours qu’un apprenti plombier ayant sué pendant un mois – et la solution tarde à venir après trente ans de patience. Imaginer les dealers plutôt en autoentrepreneurs du joint ou en franchisés d’un futur Nicolas de la ganja ne correspond sans doute pas à un idéal exaltant, mais apporte un début de réponse à toutes les impasses d’une prohibition fictive. Ce que les partisans de cette dernière s’abstiennent résolument de faire.