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Le réveil des anti-woke

Les œufs se rebiffent


Le réveil des anti-woke
Éric Brion. © Patrice NORMAND/Leextra via Leemage

La révolution #metoo et sa version française #balancetonporc ont condamné des innocents à la mort sociale. Si Éric Brion, le porc princeps, qui publie Balance ton père, a obtenu justice devant le tribunal, personne ne peut réparer les vies gâchées des infortunés, célèbres et anonymes, évoqués par David Doucet dans La Haine en ligne. Quant aux journalistes qui, en propageant de fausses accusations, ont allumé le bûcher, on attend leur mea culpa. 


« Les œufs se rebiffent ». Ainsi s’intitule un article d’Hannah Arendt écrit au tout début des années 1950 et publié pour la première fois en France au tournant du millénaire. Arendt y détruit l’idée que la fin pourrait justifier les moyens et flaire l’essence du totalitarisme dans l’acceptation d’un moindre mal au profit d’une grande cause. En exergue de son texte, elle place ce court poème de Randall Jarrell, Une guerre.

« Lentement, se mirent en route vers un autre monde,
À quatre heures, un matin d’hiver, d’autres jambes…
On ne casse pas d’œufs sans faire d’omelette
– C’est ce qu’ils disent aux œufs. »

Pas d’omelette sans casser des oeufs

En d’autres termes, quand les masses se mobilisent pour des promesses de lendemains qui chantent, c’est le plus souvent une marche fatale qui se met en branle. « À travers toutes les vicissitudes », écrit Arendt, les communistes « avaient gardé bonne conscience, croyant sincèrement qu’une société socialiste sans classe – qui signifiait encore pour eux l’avènement d’une certaine justice sur cette terre – ne pouvait se construire sans de grands sacrifices en vies humaines ». Mais il arrive que des moutons en aient marre qu’on les conduise à l’abattoir toujours plus gourmand de l’utopie. Que des œufs se rebiffent. Si on veut être précis, on dira que la formule n’est pas tant d’Hannah Arendt que de sa traductrice, Anne Damour. Comme titre, Hannah Arendt avait choisi : « The Eggs Speak Up ». « Les œufs l’ouvrent », pourrais-je à mon tour tenter.

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L’ouvrir alors que beaucoup voudraient qu’ils la ferment, c’est ce qu’ont osé Éric Brion et David Doucet dans deux livres radicalement différents, mais partant d’une même tempête essuyée jusqu’à frôler la noyade. Celle du tribunal médiatique et des causes que l’on croit commodément trop bonnes pour pouvoir faire le mal. Deux ouvrages qui ciblent l’un des plus implacables broyeurs d’œufs de notre époque : la presse et ce qui, à bien des égards, ressemble à une culture de l’impunité. Un charnier où les « morts sociales » – et parfois les morts tout court – s’amoncellent sans qu’à peu près personne ne se sente responsable ni fasse quoi que ce soit pour corriger le tir.

« On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. C’est un discours que j’entendrai souvent […] dans la bouche de beaucoup de féministes ultra », écrit Éric Brion dans Balance ton père, son lessivage d’honneur en forme de lettre à ses deux filles. « Le problème, c’est que généralement on les oublie, les dommages collatéraux. Mais, moi, je suis bien là. […] Je suis considéré comme un petit rien sur la grande voie de la libération de la parole et l’avancée du féminisme. Je vais devenir le petit grain de sable. Je ne vais pas me taire. » Et il l’ouvre grand, celui qui a été le « porc » princeps balancé par Sandra Muller quelques jours après la révélation des désormais célèbres accusations contre Harvey Weinstein et quelques heures avant que flambe sur les réseaux sociaux le non moins fameux hashtag #metoo. Celui qui devait inviter les femmes à témoigner des violences qu’elles avaient pu endurer au cours de leur vie et qui allait rapidement se muer en panique morale traquant les « libérations de la parole » non conformes. L’appel du 13 octobre 2017 tapait encore plus fort. Muller incitait son monde à raconter « en donnant le nom et les détails » un harcèlement sexuel au travail. Comme cas d’école, elle dénonçait Brion, coupable à ses yeux de ce genre de comportement délictueux par des paroles prononcées en 2012 lors d’une soirée arrosée. Comme elle l’explicitait dans une tribune publiée dans Le Monde en décembre, son « Tu as des gros seins, je vais te faire jouir toute la nuit » lui avait provoqué « honte, déni, volonté d’oubli, faille spatio-temporelle ». Avec Brion, Muller croyait tenir son Weinstein – « The Pig », comme on le surnommait à Hollywood.

20 000€ de dommages et intérêts

Elle fut crue, célébrée comme « briseuse de silence » par le magazine Time au rang de ses « personnes de l’année » et, en septembre 2019, condamnée pour diffamation, avec obligation de verser 20 000 euros de dommages et intérêts plus frais d’avocat à Brion. Si Muller a interjeté appel, l’ironie est plus que mordante pour celle qui prétendait veiller à ce que « les hommes ne soient pas […] jetés en pâture à la vindicte populaire et lapidaire sans éléments probants ». Du côté de Brion, son monde d’avant n’est pas près de lui revenir. Passer pour un harceleur – et même parfois un violeur, l’une des règles de la rumeur étant que qui peut le moins peut le plus – lui a coûté des amis, une compagne, des revenus et des mois de santé mentale en chute libre. Il avoue que seule l’existence de ses filles, et sa volonté de les « accompagner plus loin », lui a passé l’envie de se défenestrer.

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David Doucet a lui aussi salement contemplé l’abîme. Journaliste et essayiste spécialiste de l’extrême droite, Doucet était membre de la « Ligue du LOL », ce groupe Facebook privé accusé en février 2019 d’avoir, entre autres, fomenté des raids de cyberharcèlement au début des années 2010. Une affaire que d’aucuns allaient rêver comme le #metoo du journalisme français en la voyant déboucher fissa sur une quinzaine de licenciements. Dont celui de Doucet, à l’époque rédacteur en chef des Inrockuptibles, accusé de management « toxique » et interdit, quelques semaines plus tard, de se refaire une santé professionnelle dans l’équipe de Cyril Hanouna. À l’heure où sort son livre La Haine en ligne, résultat d’un an d’enquête et d’une centaine d’entretiens sur la « mort sociale » qu’entraînent les lynchages numériques, le soufflé de la « libération de la parole » dans les rédactions s’est ratatiné. À la faveur de quelques retours critiques sur l’emballement dans Next Impact – la série en quatre volets de Jean-Marc Manach « La fabrique d’un bourreau idéal » est entièrement consacrée au cas Doucet –, Marianne, Le Point ou Causeur, la « Ligue du LOL » évoque surtout l’un des fiascos médiatiques parmi les plus cuisants de ces dernières décennies. Et comme de juste, les mêmes qui en ont fait leurs gorges chaudes préfèrent désormais regarder ailleurs et balayer le problème sous le tapis.

Hubris journalistique

Sauf qu’il en faudra plus pour dissiper la vilaine odeur qui se dégage du livre de Doucet et, dans une moindre mesure, de celui de Brion. Celle de l’hubris journalistique. D’un milieu où le ratio paille/poutre des leçons de morale pète tous les scores et qui n’a toujours pas développé de système immunitaire réellement effectif pour pallier ces excès. On a beau se pogner sur la charte de Munich – le journaliste doit « respecter la vérité » ; « rectifier toute information publiée qui se révèle inexacte » ; « s’interdire […] la calomnie, la diffamation, les accusations sans fondement » – ou celle du Syndicat national du journalisme – qui nous enjoint à ne pas confondre notre métier « avec celui du policier ou du juge » –, les journalistes consciencieux avaient sans doute aquaponey quand les accusations de Sandra Muller étaient prises pour parole d’Évangile dans des rédactions trop heureuses de se la raconter chevaliers blancs de l’oppression féminine. À l’automne 2017, sur plusieurs milliers d’articles et de reportages suscités par son histoire, Brion affirme qu’un seul journaliste se serait cassé à l’appeler pour lui demander sa version. Le pompon revient à un article de L’Obs signé Marie Vaton, où Brion est décrit à tort comme patron de Muller au moment de sa goujaterie. « L’Obs, déplore Brion, le journal de Jean Daniel et Jacques Julliard, la Bible familiale à laquelle mes parents sont abonnés depuis des dizaines d’années comme la plupart des enseignants de gauche… En écrivant cela, Marie Vaton, amie de Sandra Muller sur Facebook, accrédite la rumeur selon laquelle j’aurais été son supérieur hiérarchique en 2012. Et cette dernière, journaliste, rappelons-le, ne prendra pas la peine, en reproduisant cet article, de préciser que c’est faux. Mes filles, si un jour vous croisez cette Marie Vaton, demandez-lui pourquoi elle a commis cette “erreur”. Cette journaliste avait-elle eu Sandra Muller en amont de l’article ? Si elle n’a pas pris la peine de vérifier, c’est grave. Si elle savait que c’était faux, ça l’est encore plus. J’ai rêvé d’être journaliste. J’ai appris à la vieille école, des règles simples : vérifier les sources, ne pas nommer une personne accusée directement, appeler pour croiser les versions. »

À ce titre, le calvaire de Philippe Caubère, auquel Doucet consacre une dizaine de pages, fait encore plus froid dans le dos. En mars 2018, il est accusé de viol « sous emprise » par une comédienne, ex-militante Femen devenue chantre de l’antispécisme avec Boucherie Abolition – une association dénonçant les « tortures eugénistes » de l’élevage et son « industrie du viol procréatif » avec laquelle elle a été condamnée en novembre 2019 à dix mois de prison avec sursis pour avoir causé la mort de près de 1 400 dindes en pensant les « libérer ». La plainte de cette femme, à l’évidence psychologiquement fragile comme on dit poliment, serait probablement restée confidentielle si le Huffington Post n’avait pas eu la riche idée de publier, en avril, son interview détaillant en une dizaine de minutes sa relation devenue prédatrice avec l’alter ego de Ferdinand Faure. En réalité, comme le dévoilera une enquête de Thibaut Solano publiée dans L’Express en février 2020, l’entretien original avait duré plus d’une heure et, face caméra, la tragédienne activiste avait accusé Caubère d’avoir torturé et tué des prostituées, d’adorer se masturber devant des images de la Shoah et d’avoir attaché une ex-compagne à un radiateur avant de la soumettre à un viol collectif. Conscients que de tels propos risquaient de décrédibiliser la « libération de la parole » de cette forcément victime et de les priver d’une belle culbute en revenus publicitaires, les journalistes du Huffington Post avaient tout simplement caviardé les passages les plus délirants pour ne conserver que le plus crédible. Au diable l’injonction faite au journaliste de « ne pas supprimer les informations essentielles et ne pas altérer les textes et les documents » selon la charte de Munich et aux chiottes Philippe Caubère, flingué sur l’autel de #metoo et de son premier commandement : « Tu croiras toutes les femmes. » La plainte pour viol a été classée sans suite, il attend désormais l’issue de la sienne, pour diffamation.

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« Dans la simplicité de la vie quotidienne, écrit Arendt, s’applique une règle suprême : chaque bonne action, même pour une “mauvaise cause”, crée un peu de bien dans le monde ; chaque mauvaise action, même au nom de l’idéal le plus élevé, rend notre monde ordinaire un peu plus détestable. » Son analyse visait le totalitarisme et les aveuglements de ses thuriféraires persuadés de ne pas faire le mal en tolérant le « moindre ». Dans le journalisme – cette « grande catapulte mise en mouvement par de petites haines », disait Balzac –, les bottes font en général moins de bruit, mais c’est parce que leurs semelles collent d’un paquet d’œufs écrabouillés.

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Novembre 2020 – Causeur #84

Article extrait du Magazine Causeur



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Peggy Sastre est une journaliste scientifique, essayiste, traductrice et blogueuse française. Dernière publication, "La Haine orpheline" (Anne Carrière, 2020)

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