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Mon empire pour un canard laqué !

On ne peut espérer le réaliser chez soi quand bien même on serait un cordon bleu


Mon empire pour un canard laqué !
Samuel Lee Sum, chef du Shang Palace, et son fameux canard laqué. ©Hannah Assouline

Le meilleur canard laqué du monde se déguste à Pékin. Mais le restaurant parisien de l’hôtel Shang Palace propose une recette des plus goûteuses. Au sein de sa brigade, une vingtaine d’employés suivent un rituel immuable où chacun se dévoue à une tâche bien précise. Quand le taylorisme rejoint le confucianisme.


Pour un Français qui n’a jamais mis les pieds en Chine, le plaisir d’aller manger dans un restaurant chinois est du même ordre, enfantin, que celui que l’on prend à relire pour la énième fois Le Lotus bleu d’Hergé (publié en 1935) : on sait bien que l’on n’est pas dans la Chine « authentique », mais peu importe ! Même les représentations les plus kitsch que les Occidentaux se font de « l’empire du Milieu » font rêver. Pour un enfant, surtout, le restaurant chinois est une source d’émerveillement. Ainsi, après m’avoir formé le goût aux petits pots de chez Hédiard, ma mère, pour parfaire mon éducation gastronomique, m’avait-elle un jour entraîné (c’était au milieu des années 1970, je devais avoir sept ans) dans le plus vieux restaurant chinois de Paris, L’Empire céleste, près du Panthéon. Je ne sais si je m’étais régalé (et si je me régalerais à nouveau aujourd’hui !) mais l’enfant que j’étais avait été impressionné par ce qui lui apparaissait comme une prolongation réelle du Lotus bleu (son livre de chevet de l’époque), avec ses baguettes, ses bols de riz, ses aquariums emplis de poissons rouges, son hideux portrait de Confucius entouré de petites ampoules clignotantes, ses lanternes en papier, sa musique de fond sirupeuse, ses odeurs, ses goûts étranges et son esthétique un peu baroque à l’image des fauteuils en bois alliant la courbe et la perpendiculaire (j’appris plus tard, en lisant Connaissance de l’Est, de Paul Claudel, qui avait été diplomate en Chine de 1895 à 1909, que la découverte de l’Extrême-Orient et le développement de l’art baroque aux xviie et xviiie siècles avaient été synchroniques et que c’est de la première que le second avait reçu l’impulsion décisive). Manger du poulet aux pousses de bambou, saisir avec des baguettes les grains de riz blanc cuits à la vapeur, découvrir que, dans la cuisine chinoise, les feuilles de salade sont cuites et les tomates servies avec du sucre (les Chinois connaissaient déjà la tomate il y a 2 000 ans, bien avant que Christophe Colomb nous la rapportât d’Amérique)… Tout cela suffit à instiller dans l’imagination de l’enfant un désir de connaissance et une vraie ouverture à l’Autre. « La politique oppose les peuples, la cuisine les rapproche », disait Goethe.

Historiquement, les premiers restaurants chinois apparurent à Paris autour de la gare de Lyon puis dans le Quartier latin, dans les années 1920. Plus de 130 000 immigrés chinois étaient venus en France pour combler l’absence de main-d’œuvre consécutive au grand massacre de 14-18. Une forte colonie s’implanta dans le 13e arrondissement aux abords des usines automobiles Panhard-Levassor. Ce quartier, qui englobait une partie des villages d’Ivry et de Gentilly, ainsi que les bourgs de Saint-Marcel et d’Austerlitz, sera plus tard surnommé « Chinatown », après sa destruction, en 1966, par les disciples de Le Corbusier, qui jugèrent bon d’ériger des tours et des barres en béton en lieu et place des cours de ferme, des ateliers et des jardins ouvriers qui constituaient tout le charme de l’arrondissement. Pendant la guerre du Vietnam, l’afflux d’immigrés indochinois modifia la géographie gastronomique de la capitale. Les Parisiens découvrirent les subtilités des cuisines vietnamienne, cambodgienne et laotienne. Mais l’appât du gain incita vite la plupart des « restaurateurs » à mélanger et à confondre les cuisines d’Asie dans un même gloubi-boulga cosmopolite et commercial, les nems et les rouleaux de printemps étant aussi chinois que la paella et le gaspacho andalou sont périgourdins ! En conséquence de quoi les « vrais chinois » (comme les « vrais japonais » du reste) sont devenus une rareté que l’on peut compter sur les doigts d’une seule main. La grandeur de la mondialisation, c’est de pouvoir accéder à toutes les cultures, son crime, c’est d’abolir les distinctions et de tout ramener au même niveau.

Le canard laqué est un plat d’un raffinement total que l’on ne peut espérer réaliser chez soi quand bien même on serait un cordon bleu

Pour accéder aux arcanes de la cuisine chinoise, commençons par ce qui en est devenu son symbole le plus célèbre en Occident : le canard laqué. Ce plat est en effet passionnant à plus d’un titre. D’abord, par son ancienneté. Des érudits estiment qu’il existait déjà en tant que mets impérial au ive siècle après J.-C. sous la dynastie du Nord et du Sud. Mais officiellement, il ne serait apparu à Nankin qu’au xive siècle, au début de la dynastie Ming (1368-1644), sous le règne de Zhu Yuanzhang, protecteur des lettres, des sciences et des arts. Trois siècles plus tard, c’est à Pékin, où les canards passaient pour être de meilleure qualité, qu’il aurait acquis sa forme définitive et, sous le nom de « canard à la pékinoise », serait devenu le plat emblématique de la dynastie Qing (1644-1911).

Selon le gastronome William Chan Tat Chuen, auteur d’un remarquable Canard laqué, Canard au sang : dialogue culturel entre les cuisines chinoise et française (éditions de l’Épure, 2016), c’est au restaurant Quanjude, fondé en 1864 à Pékin dans le quartier de Qianmen, que l’on dégusterait aujourd’hui le meilleur canard laqué du monde. Suspendus à des crochets, les canards, qui doivent peser exactement deux kilos, y sont rôtis dans un four ouvert en brique dont les parois ont absorbé la chaleur du feu d’arbres fruitiers comme le dattier, le jujubier, le poirier et le pêcher, des bois qui confèrent leurs parfums à la peau du palmipède…

En tant que point de départ, ce plat permettra aux profanes que nous sommes de nous initier à la grande cuisine chinoise née il y a 5 000 ans, quand nos ancêtres les Gaulois n’avaient pas encore inventé la cervoise et dont la très grande diversité (on recense au moins huit cuisines régionales) nous échappe. Ce faisant, nous pourrons ainsi découvrir ces splendeurs méconnues que sont les nouilles tirées à la main au bœuf de Lanzhou, le poisson mandarin écureuil à la sauce aigre-douce, le homard bleu de Canton cuit au bouillon, la tête de lion braisée à la sauce rouge, les pieds de porc au gingembre, les grenouilles sautées à l’ail, le pain pita à la viande confite de Xi’an, sans oublier la bouillie de riz aux œufs de 100 ans et porc maigre…

Enfin, et c’est ce qui importe le plus, le canard laqué est un plat d’un raffinement total qui exige des années d’expérience et que l’on ne peut espérer réaliser chez soi quand bien même on serait un cordon bleu. Sa mise en scène se déploie en trois services, comme une pièce de théâtre. Il faut donc un cadre et du personnel qualifié. À défaut d’aller à Pékin, on pourra en déguster un exceptionnel chez le chef hongkongais du Shang Palace, Samuel Lee Sum.

Situé au troisième sous-sol du Shangri-La, à une encablure du Trocadéro, ce restaurant gastronomique (un poil aseptisé, il faut le reconnaître) attire depuis sa création en 2010 le gratin de la clientèle asiatique « VIP ». Traduction : on n’est pas dans les cantines de Belleville où les habitués ingurgitent leurs nouilles bruyamment en faisant « shlip-schlurp ». C’est lisse, c’est entendu. Mais c’est très bon, et surtout, c’est authentique, « comme là-bas, dis ! »

En entrant dans les cuisines, l’ethnologue découvre une brigade à l’organisation militaire au regard de laquelle nos restaurants français les plus prestigieux font figure de gentil Club Med : 20 cuisiniers (pour la plupart originaires de Canton) munis de fourches, de crochets, de couteaux, de hachoirs, de billots, de louches et de paniers en osier y accomplissent, chacun selon sa spécialité (friture, rôtissage, découpage), les mêmes gestes, toute leur carrière durant : impossible de changer de poste ! Ainsi les sublimes dim sum (des raviolis à la vapeur farcis aux crevettes, aux noix de Saint-Jacques ou au porc shanghaïen) sont-ils façonnés à la main par le même maître depuis toujours. Aucun Français ne pourra parvenir à un tel niveau de maîtrise et de virtuosité. La grande cuisine chinoise repose sur cette division du travail intangible et immuable. Le chef, lui, demeure au centre de la salle aux commandes du wok qui est le prolongement de son bras. Cette poêle est la clef de voûte de toutes les préparations : on y fait aussi bien sauter les légumes que mijoter les sauces. En posant un panier sur ses flancs, on peut même cuire à la vapeur… Tout le génie pratique des cuisiniers chinois est symbolisé par ce simple instrument.

Au Shang Palace, plus d’une centaine de canards en provenance de toute l’Europe ont été testés. L’élu, originaire d’Irlande, a séduit le chef tant pour la qualité de son gras que pour la finesse de sa peau : « Mais le canard pékinois élevé chez nous est quand même, à mon avis, plus équilibré, plus tendre, plus goûteux et moins gras que le canard d’Europe, il est aussi plus petit et moins gros ! »

Aussitôt arrivé, le canard frais est plumé, attendri et « purifié » avec de l’eau bouillante avant d’être badigeonné d’un sirop maison parfumé au vinaigre de riz qui va lui donner son aspect brillant de datte bien mûre. La phase de séchage est primordiale. Suspendu à un crochet, le canard est exposé à de l’air froid et sec pendant plusieurs heures. « Les conditions atmosphériques sont plus favorables à Paris qu’en Chine, où l’humidité est très forte : la peau du canard sèche plus facilement face à la tour Eiffel ! ».

Juste avant la cuisson, on enduit l’intérieur de la volaille d’une sauce tenue secrète à laquelle on ajoute un mélange d’épices originaires de Chine : badiane, girofle, cannelle, muscade, poivre du Sichuan, réglisse, gingembre et sel parfumé… Mais la farce serait incomplète sans l’écorce d’orange, l’ail, l’échalote, le fenouil et la ciboulette, dont les parfums vont imprégner la chair tout au long de la cuisson.

Le canard est alors traversé par un long crochet destiné à le suspendre à l’intérieur du four tout en le maintenant hermétiquement fermé pour que soient contenus ses jus de cuisson.

À défaut de disposer d’un four à bois traditionnel, le Shang Palace s’est doté d’un four en forme d’œuf géant au milieu duquel sont rougies à la flamme des pierres réfractaires. Une fois la flamme éteinte, la température monte jusqu’à 400 °C ! Régulièrement tourné par le maître rôtisseur, le palmipède rôtit ainsi uniformément pendant quarante-cinq minutes, enveloppé par la chaleur tournante du four, pendant que ses jus de cuisson irriguent et parfument sa chair toujours tendre. Une fois sorti du four, le canard rougeoyant est arrosé d’huile bouillante pour que sa peau, gourmandise suprême, devienne encore plus croustillante…

Le théâtre de la Gastronomie

Premier service –Le raffinement du premier service est d’abord d’ordre visuel. Après avoir présenté au client le canard laqué brillant comme une céramique, le maître d’hôtel, portant des gants blancs, s’empare d’un couteau à la fois large et léger, semblable à une machette, avec lequel il va délicatement prélever des rectangles de peau. Ceux-ci seront disposés sur de fines crêpes maison à base de farine de blé qu’il conviendra de garnir de quelques segments de poireau et de concombre, assaisonnés d’un soupçon de sauce pékinoise sucrée aux cacahuètes. Avec un verre de sauternes ou de porto, c’est un régal ! On mange avec les mains.

Premier service : peau du canard et blanc de poireau sur crêpe. ©Hannah Assouline
Premier service : peau du canard et blanc de poireau sur crêpe. ©Hannah Assouline

Deuxième service – En cuisine, les six filets du canard ont été découpés par le chef dans le sens de la fibre, maintenus au chaud et hachés au couteau avant d’être mélangés à des pignons de pin et à des herbes fraîches. Ce hachis présenté dans un bol en céramique n’a plus qu’à être répandu à la cuillère dans des feuilles de salade fermes et froides (type iceberg) qui vont occasionner un choc thermique. On boira un beau vin rouge velouté et pas trop tannique, type pomerol ou châteauneuf-du-pape.

Deuxième service : canard haché dans un bol avec pignons de pin servi sur une feuille de laitue. ©Hannah Assouline
Deuxième service : canard haché dans un bol avec pignons de pin servi sur une feuille de laitue. ©Hannah Assouline

Troisième service – À travers ce plat légendaire, le cuisinier chinois interprète et valorise les différentes parties de l’animal que sont sa peau, sa chair, mais aussi sa carcasse, qui sert de base à l’élaboration du bouillon. On terminera donc ce festin par un bol de bouillon aux herbes et aux champignons. Si l’on a encore faim, on pourra demander (c’est l’usage) un bol de riz cantonais, celui du chef est d’une finesse exceptionnelle.

Pour une fois que l’on ne s’ennuie pas en allant au restaurant…

Mars 2018 – #55

Article extrait du Magazine Causeur




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Journaliste spécialisé dans le vin, la gastronomie, l'art de vivre, bref tout ce qui permet de mieux supporter notre passage ici-bas

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