Au risque du ridicule, ou de choquer, il me faut confesser quelque chose d’un peu honteux. Les affiches de publicité de Canal Plus exposées ces jours-ci dans les rues de Paris me choquent profondément. Oui, me choquent. Je suis choqué, comme un vieux con d’antan. Elles me font jurer tout seul à chaque fois que je tombe dessus, et ressembler un instant à un membre de ces légions d’insensés qui ont envahi nos villes ces dernières années, un de ces innombrables fous à oreillette qui nous font sursauter lorsqu’ils s’en prennent sans nous voir, nous qui les croisons paisiblement et cherchons en vain leur regard, aux invisibles démons qui leurs parlent à l’oreille. Ces affiches me font grommeler seul dans la rue. C’est qu’elles me choquent plus encore, oserais-je l’avouer, que les blagues racistes qu’un quelconque beauf m’envoie parfois sur Internet.
Elles ne disent pourtant pas grand-chose ces affiches. « Vous n’en reviendrez pas. Eux non plus », fanfaronne la première qui vante une nouvelle série, intitulée The Pacific, produite par Tom Hanks et Steven Spielberg, consacrée à la guerre du Pacifique. « La morale de cette série c’est qu’il n’y en a aucune, prétend l’autre en exaltant les vertus d’un feuilleton, Mad Men », qui décrit la vie d’une agence de publicité new-yorkaise des années 1960. Rien de plus attendu que cette pirouette. Et pourtant, ces affiches m’énervent.
L’air de rien, l’esprit du temps rigole de tout, notamment du meurtre
Alors, tant pis pour ceux qui n’y verront que le marmonnage rituel d’un catho coincé, mais il me faut préciser ici ce qui me choque. On dirait que la seule façon de raconter des histoires est le sourire en coin et la distance narquoise. L’air de rien, l’esprit du temps rigole de tout, notamment du meurtre et du cynisme. Le massacre de masse et la cruauté sont des arguments de vente. « Ils n’en reviendront pas, ils vont tous se faire hacher menu par les Japs, c’est pas un programme sympa, ça ? On va bien se bidonner devant ces flots de sang ». Cela me fait penser à Sea, Sex and Blood du fils Arcady qui sort ces jours-ci. Ça déchire grave, non, ces morceaux de chair éparpillés dans la chaleur de l’été par des piranhas en 3D ? Ça distrait de l’ennui des plages. Trop délire !
Le pire, c’est que nos communicants ne veulent même pas choquer : ils ne se rendent même plus compte de ce que cette apologie implicite du meurtre a de choquant. Heureusement, grâce à quelques vieux cons dans mon genre, ils auront en prime la satisfaction du rebelle convaincu d’avoir épaté le bourgeois. Si on comprend bien, dans « l’esprit Canal », la mort à grande échelle, c’est fun…
Je n’attends strictement rien d’une télévision qui est l’amie de nos jeunes au point de les tutoyer sans vergogne et dont les animateurs s’imposent un ton éternellement décontracté, et exhibent sans pudeur leur faciès sempiternellement hilare. Cette orgie de bonne humeur et de détachement m’épuise et me dégoûte. Je ne connais donc rien ou presque de ces séries « vraiment géniales » qui surclassent paraît-il les meilleurs des feuilletons d’autrefois dans l’art de « fidéliser » les spectateurs. Le sens critique ayant déserté la critique, elles sont à la mode jusque dans des cercles naguère encore exigeants. Elles ont même leur émission sur France Culture, intitulée comme il se doit Mauvais genre ou quelque chose d’approchant, qui nous invite complaisamment (pour rire bien sûr, la culture c’est quand même pas pour peine-à-jouir même sur France Cul) à « suivre notre mauvaise pente » et à « céder à nos bas instincts » après avoir « montré patte bien noire », en jouissant du spectacle des crimes en séries américains et de celui des lolitas nippones. Comme le dit une connaissance, caissière au Monoprix Croix de Chavaux à Montreuil, afficher son mauvais genre, de nos jours, c’est ça qui fait bon genre.
Il y a tout de même quelque chose d’hilarant, c’est que sur son site, la chaîne des comiques revenus de tout de l’amoralisme triomphant sacrifie furieusement à une stricte bigoterie contemporaine à propos précisément de la série dont elle proclame sans pudeur sur les murs de Paris l’absence de morale. Dans ce Mad Men, apprend-on, un certain Don Draper, « personnage emblématique, pétri de cynisme et de contradictions » « se garde de juger un homosexuel » qu’il surprend en pleine action. Emblématique, tu crois pas si bien dire mon pote. Qu’on ne s’inquiète pas, il y en a pour tout le monde. Au cas où on n’aurait pas compris, il est précisé que la série « met brillamment en images (…) le sexisme ordinaire, les préjugés raciaux et homophobes, et d’autres absurdités nées de la morale. » Ouf, la morale est sauve.
Comme le disait presque Baudelaire, la ruse la plus cocasse de la morale contemporaine, c’est de nous faire croire qu’elle n’existe pas.
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