Trudeau est reconduit, mais il n’a pas de majorité. Pas grave, il affirme que les Canadiens lui ont confié un “mandat clair”! Allez comprendre… Quant aux conservateurs, ils sont défaits et leurs électeurs sont exilés à la campagne, comme dans tant d’autres démocraties occidentales. Partout, le contexte de la pandémie n’est pas favorable à cette famille politique. Voici pourquoi.
Le premier ministre canadien, Justin Trudeau, a essayé de faire un véritable tour de passe-passe. Moins de deux ans après le début du mandat de son gouvernement minoritaire, Saint Justin, largement en tête dans les sondages d’opinion, pensait qu’une élection générale anticipée rétablirait sa majorité de 2015 comme par magie et que l’univers politique rentrerait dans l’ordre. Les électeurs canadiens ne se sont pas montrés dupes de sa manœuvre. Après 27 millions de votes et 600 millions de dollars canadiens, l’univers politique reste inchangé et le gouvernement de Trudeau est toujours minoritaire, puisqu’il lui manque 13 sièges pour être majoritaire.
Sauf lorsqu’ils jouent au hockey sur glace, les Canadiens sont accablés par un complexe d’infériorité, une attitude qui dit : « contentons-nous d’une médaille d’argent ou de bronze ! » Mais la classe politique s’est surpassée dans cette élection, tous les grands partis ayant des résultats en dessous de leurs attentes. Seuls 16 des 338 sièges ont changé de mains, le plus petit nombre dans l’histoire du Canada, et le nombre total des sièges remportés par chaque parti est resté pratiquement inchangé.
Trudeau ne semblait pas découragé par ce rejet évident. Comme Steve Jobs, il tente de projeter un « champ de distorsion de la réalité » pour essayer de faire croire à ceux qui l’entourent que l’impossible est vrai. Ce champ était en vigueur le soir de l’élection lorsqu’il a déclaré dans son discours de victoire que les Canadiens lui avaient donné un « mandat clair » pour le changement. Pour ceux d’entre nous qui restent à l’extérieur du champ de distorsion, la réalité est très différente : l’électorat a donné à Trudeau le pourcentage de vote le plus bas jamais enregistré (32,2 %), soit environ un électeur inscrit sur six. Comme en 2019, les Libéraux ont terminé légèrement derrière le Parti conservateur – le parti de l’opposition – quant au total des suffrages exprimés, et le taux de participation a été le plus bas jamais enregistré dans un scrutin national. Voilà ce que c’est que son « mandat clair. »
Un avenir incertain
Maintenant, c’est une tâche ardue qui commence. Trudeau doit mener avec succès une campagne socio-médicale contre le Covid-19 avant de réparer les dommages économiques et fiscaux provoqués par la pandémie, qui comprennent un déficit budgétaire du gouvernement fédéral de 314 milliards de dollars canadiens (211 milliards d’euros) pour l’année 2020-2021, soit 15 fois plus que l’année précédente. En outre, il doit trouver l’argent pour mettre en œuvre les programmes progressistes qu’il a promis aux électeurs. Comme l’a fait remarquer Pierre Mendés-France : « Gouverner, c’est choisir », et Trudeau aura à faire des choix douloureux pour avoir la moindre chance d’atteindre ses objectifs. Avec une large majorité, il aurait pu faire adopter son programme politique et budgétaire, puis temporiser en attendant une reprise économique avant les prochaines élections fédérales de 2025-2026, date à laquelle la douleur de la hausse des impôts aurait pu s’estomper. Maintenant, ce n’est plus possible.
Trudeau aura besoin de la coopération du Nouveau Parti démocratique (NPD) socialiste et de son chef, Jagmeet Singh, seuls capables de lui fournir les 25 votes qui lui manquent pour faire passer ses lois clés à la nouvelle Chambre des communes. Comme sous son gouvernement précédent, Trudeau gardera probablement le NPD à distance sans coalition officielle et négociera des lois au cas par cas. Bien que Singh soit tout aussi désireux que n’importe quel autre socialiste d’augmenter les impôts, il n’a aucun désir de trop se rapprocher des Libéraux en rendant son parti « coupable par association » de toute mesure économique qui puisse être perçue comme douloureuse lors des prochaines élections. Singh détient un atout considérable. Si Trudeau se retrouve dans de graves difficultés économiques et politiques, Singh peut exercer « l’option nucléaire » et voter avec les Conservateurs, déclenchant ainsi de nouvelles élections générales. C’est peut-être une police d’assurance politiquement coûteuse, mais elle est là pour être utilisée in extremis.
Les Conservateurs trébuchent
Le Parti conservateur ne sait peut-être pas si le verre est à moitié vide ou à moitié plein. Le résultat a certainement été une déception après un début de campagne encourageant qui a vu leur nouveau leader relativement inconnu, Erin O’Toole, réussir le test de la crédibilité. Pourtant, l’élan est retombé au milieu de la campagne, les Conservateurs se faisant attaquer pour des revirements sur des questions telles que l’interdiction des armes d’assaut, le passeport vaccinal et leur engagement en faveur d’un budget équilibré. O’Toole s’est également éloigné de nombreuses politiques traditionnelles ce qui lui a donné plus l’air d’un chef « Libéral allégé » que d’un Conservateur, surtout à propos d’une proposition très « allemande » de mettre des travailleurs dans les conseils d’administration des entreprises.
La conséquence de son revirement vers le centre-gauche a été que le Parti populaire du Canada (PPC), très à droite selon les normes canadiennes, a plus que triplé sa petite part de vote de 2019 pour atteindre 5,2%, bien qu’il n’ait pas réussi à remporter un seul siège. Comme la majorité des partisans du PPC sont des Conservateurs mécontents, cette scission dans le vote conservateur a probablement coûté cinq ou six sièges à O’Toole dans des circonscriptions marginales et l’a privé d’une victoire claire sur les Libéraux au niveau national.
A relire: Élections canadiennes: Justin et son nombril
Les esprits cyniques pourraient se demander si, pour les Conservateurs, il ne valait pas mieux perdre ces élections. Car finalement Trudeau s’est vu refuser cette majorité dont il avait tellement besoin. Il doit réparer les dégâts infligés à l’économie canadienne et réduire le déficit budgétaire sous les contraintes imposées par un NPD hostile à toute prise de risque. Les gouvernements surestiment toujours le montant des revenus qu’ils peuvent générer avec de nouvelles taxes sur les « riches », car ces derniers ont invariablement les meilleurs comptables et avocats fiscalistes. Il est également vrai qu’il n’y a tout simplement pas assez de riches pour combler seuls l’énorme trou budgétaire. En fin de compte, il faut taxer la classe moyenne pour vraiment augmenter les revenus de l’État. Si le gouvernement libéral échoue dans son exercice d’équilibre financier et que le troisième mandat de Trudeau se termine en larmes, les Conservateurs pourraient bien profiter de sa déconfiture lors des prochaines élections, peut-être dès 2023.
Le grand problème des villes
Il y a des choses que d’autres partis conservateurs peuvent apprendre de ces élections anticipées au Canada. En termes tactiques, Erin O’Toole a été confronté à certains des mêmes problèmes que ses homologues du Parti républicain américain, les Conservateurs australiens (appelés bizarrement le Parti libéral), les Conservateurs britanniques et les Républicains français. En raison du changement démographique dans de nombreuses démocraties occidentales au cours des dernières décennies, il est devenu très difficile pour les Conservateurs de gagner un nombre significatif de sièges dans les grandes villes. Essayez de vous présenter en tant que Républicain à New York, Conservateur dans le centre de Londres ou LR au cœur de Paris. Au Canada, les trois grandes régions métropolitaines – Toronto, Montréal et Vancouver – contrôlent plus du tiers des sièges du pays. La semaine dernière, le Parti conservateur n’a réussi à remporter que 10 des 116 sièges dans ces villes et leurs environs, tandis que les Libéraux en ont remporté 89. Jeu, set et match !
Alors que les grandes villes continuent d’attirer des ménages plus jeunes et plus diplômés, ainsi qu’un nombre croissant de familles d’immigrants, les partis conservateurs risquent d’être exilés à la campagne. Par conséquent, ils doivent définir des politiques qui s’adressent aux habitants des milieux urbains, en particulier aux communautés d’immigrants, non pas en imitant les Libéraux dans une guerre d’enchères pour les votes, mais en mettant l’accent sur les valeurs fondamentales (oserais-je dire les vertus) des Conservateurs qui sont partagées par toutes les communautés. De nombreuses familles d’immigrants sont socialement conservatrices, soutiennent la police, possèdent de petites entreprises et se soucient des impôts. Vous n’avez pas besoin de gagner une majorité de citadins, tout simplement assez pour gagner les élections.
Au Canada, l’ancien premier ministre conservateur, Stephen Harper, a remporté un gouvernement majoritaire en 2011 en brisant l’emprise du Parti libéral à Toronto. Il l’a fait en s’en tenant aux principes conservateurs, et non en devenant plus libéral. De même, en 2020, Donald Trump a bien réussi dans les régions du Texas proches de la frontière mexicaine, soutenu par des Hispaniques conservateurs préoccupés par l’immigration illégale, la criminalité et l’avenir de l’industrie pétrolière, et sourds aux chants de sirène des Démocrates sur les questions raciales. Dans certaines circonscriptions, Trump a augmenté son vote de 32 points. Cependant, la sombre réalité démographique pour le Parti républicain américain est que, sur les huit dernières élections présidentielles, un seul de ses candidats a remporté plus de 50% du vote national (George Bush avec 50,7% en 2004) et qu’il n’a gagné qu’avec le soutien des Hispaniques. Le message est clair : adaptez-vous ou mourez.
Retour à 1945?
La situation créée par la réponse au Covid-19 est très similaire à celle d’un pays en guerre. Les gouvernements sont sur tous les fronts, rassemblant des ressources et organisant les défenses afin de protéger la vie de ceux qui sont en première ligne et de la population dans son ensemble. Comme dans une guerre, des milliers de vies sont en jeu chaque jour, et ce n’est donc pas le moment de prendre des risques excessifs. Les conditions de guerre pendant la pandémie actuelle ont donné aux gouvernements une grande liberté pour intervenir dans l’économie et dans la vie des citoyens d’une manière inimaginable il y a deux ans, mais peut-être familière à ceux qui ont vécu la guerre de 1939-45. Compte tenu de l’importance des enjeux, les budgets et la dette ont pu augmenter de manière exponentielle, et les gouvernements ont pris le contrôle de l’économie. Une fois qu’ils se sont attribués de tels pouvoirs, les gouvernements sont généralement réticents à les partager avec le secteur privé à la fin de la guerre. Car ils croient, tout à fait à tort, que puisque l’intervention gouvernementale a gagné la guerre (ou vaincu la pandémie), c’est le gouvernement qui est le mieux placé pour gérer l’économie d’après-guerre (post-pandémie). D’où par exemple la vague de nationalisations de l’industrie et une expansion rapide du rôle de l’État au Royaume-Uni après 1945. Avec chaque jour qui passe, Boris Johnson ressemble de plus en plus à Harold Macmillan (Premier ministre de 1957 à 1963) !
En donnant la priorité à la santé, l’approche des gouvernements pendant la pandémie a coincé de nombreux conservateurs entre la défense des droits individuels et la nécessité de protéger le grand public. Si vous remettez en question le droit légal du gouvernement de forcer les citoyens à se faire injecter un vaccin, vous vous ferez taxer d’« antivax », que vous croyiez en l’efficacité du vaccin ou non. Si vous êtes préoccupé par l’impact des restrictions sur l’économie ou si vous critiquez des mesures plus extrêmes (et largement contre-productives), on considère que vous ne vous souciez pas de la vie des autres.
Les guerres et les pandémies ont tendance à tirer la société vers un contrôle absolu par l’État, ce qui n’est pas exactement l’idéal des partis conservateurs. En Australie, deux premiers ministres du Parti travailliste – en Australie-Occidentale et dans le Queensland – semblent être dans une guerre d’enchères pour savoir qui pourrait appliquer le confinement le plus strict et le plus long, quelles que soient les conséquences pour l’économie. Les deux continuent de bénéficier d’un très grand soutien populaire.
Justin Trudeau n’a pas hésité à imposer un large éventail de restrictions, notamment en matière de vaccinations. Pendant la campagne électorale, les cas de Covid-19 ont bondi dans la province d’Alberta, qui comptait plus de la moitié des cas du pays le jour du scrutin. Le Premier ministre conservateur de l’Alberta, Jason Kenney, avait déjà adopté une approche minimaliste en matière de restrictions, mais sa popularité s’est effondrée avec la récente augmentation du nombre de cas, et les dommages collatéraux ont certainement eu une incidence sur O’Toole et les Conservateurs nationaux. En Alberta, c’était une politique populaire jusqu’à ce qu’elle ne le soit plus. Cet échec a fait le jeu de Trudeau qui a promu l’idée qu’on ne pouvait pas faire confiance aux Conservateurs pour mener la lutte contre la Covid-19…
Tout comme la gestion de la pandémie, la campagne contre le changement climatique nécessite un leadership gouvernemental très fort et une intervention économique généralisée. Aucune mesure n’est apparemment trop coûteuse ou trop perturbatrice pour sauver la planète. Contrairement à une véritable guerre ou à une pandémie, la campagne contre le changement climatique durera des décennies, voire éternellement, de nouvelles cibles critiques et de nouveaux objectifs émergeant au fil du temps. Il est à noter que lorsqu’on a demandé aux Canadiens s’ils avaient confiance dans les principaux partis politiques, on faisait confiance aux Libéraux sur la pandémie et le changement climatique, aux Conservateurs sur la gestion de l’économie et la réduction du déficit public. Si nous nous trouvons dans une situation comparable à celle de 1945, nous devons réfléchir très sérieusement à la façon dont les conservateurs pourront reprendre l’initiative avec des politiques positives pour lutter contre le changement climatique d’une manière économiquement saine et scientifiquement responsable, sans céder à la foule des fanatiques écolos. Apres la guerre, il a fallu attendre une bonne trentaine d’années avant que Thatcher et Reagan n’arrivent pour mettre fin à l’étatisme excessif et aux dépenses irresponsables. Espérons que nous n’aurons pas à attendre autant !