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Canada: les épuratrices de livres n’assument plus leur autodafé


Canada: les épuratrices de livres n’assument plus leur autodafé
Le Premier ministre canadien Justin Trudeau et sa famille en visite en Inde, en 2018 © Ajit Solanki/AP/SIPA Numéro de reportage : AP22168313_000001

Comment je n’ai pas interviewé Suzy Kies


L’indignation qui vient de frapper l’hexagone à la suite des révélations de Radio Canada est salutaire. Comme le soulignait Mathieu Bock-Côté, la France résiste encore au « woke ». En apprenant que 5000 ouvrages pour la jeunesse ont été sciemment brûlés « dans un but éducatif », difficile de ne pas songer aux autodafés de l’Inquisition, aux livres brûlés car contraires à l’esprit nazi, aux dizaines de milliers d’ouvrages partis en fumée sous le premier règne des talibans ou, plus récemment, aux 2000 livres brûlés à Mossoul par l’État islamique. L’autodafé canadien, lui, émane du Conseil scolaire catholique Providence, lequel regroupe trente écoles francophones dans le Sud-Ouest de l’Ontario. Les faits remontent à 2019. À l’époque, le média québécois Nzwamba accorda un entretien à Suzy Kies. Autoproclamée « gardienne du savoir », elle y est présentée comme l’instigatrice du projet d’épuration d’une trentaine de bibliothèques scolaires. 

« Au total, il semble que près de 30 000 livres aient été identifiés par le Conseil scolaire Providence comme endommageants pour les jeunes autochtones, mais aussi pour les relations entre les autochtones et les allochtones. On a essayé de trouver une façon de changer ce négatif-là en positif. On a pensé à cette idée de brûler les livres pour prendre les cendres puis les utiliser comme de l’engrais pour les arbres à planter dans les cours d’école », déroula Suzy Kies. Avant de souligner qu’« en prenant les livres, en les brûlant, on les réduit aux éléments nutritifs. On prend l’arbre utilisé pour faire le livre, on le retourne à la Terre mère puis on donne la vie à un autre arbre ». « Donc c’est vraiment quelque chose de positif », opina le journaliste. « Oui, c’est une purification par la flamme des intentions négatives puisqu’on les change avec ce processus-là dans des intentions positives », expliqua-t-elle.

Montaigne préconisait de frotter et limer notre cervelle contre celle d’autrui pour avoir une tête bien faite. Par extension, j’estime qu’il est nécessaire de confronter sa vision du monde à celle d’autrui pour faire avancer le débat. J’ai donc souhaité frotter ma cervelle à celle de Suzy Kies. Bien qu’elle ait répondu à mon courriel dans les cinq minutes, il faut le souligner, elle n’a pas répondu à ma proposition de discussion par téléphone. En revanche, elle a écrit cela : « Ce n’était pas ma décision [de brûler les livres]. En effet, le Conseil Providence a brûlé 30 livres en juin 2019. J’ai été introduite à la conseillère pédagogique du Conseil en octobre 2019 et j’ai commencé à faire des ateliers pour le Conseil en 2020. Malheureusement, Thomas Gerbet a décidé de ne pas inclure ces faits dans son reportage même s’il était au courant. Je vous prie donc de diriger vos commentaires aux personnes responsables, soit les superviseurs du Conseil Scolaire Catholique Providence ». Ce n’est pas ce qu’elle dit lors de l’entretien deux ans auparavant.

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J’ai néanmoins suivi ses conseils, j’ai contacté le fameux Conseil Scolaire Catholique Providence. En guise de réponse à ma proposition de discussion, ce dernier, en la personne de Lyne Cossette, nous a transmis un copier-coller du communiqué qu’elle envoie à tous les médias (et dont nous restituons ici l’intégralité) :

« Bonjour, nous avons appris ce matin, par le biais d’un article de Radio-Canada, qu’il y aurait des doutes quant à la descendance de Suzy Kies, la gardienne du savoir qui travaillait sur le projet de refonte de bibliothèques Redonnons à Mère Terre. Nous sommes profondément troublés et inquiets par ses affirmations. Le Csc Providence croyait fermement les affirmations de Suzy Kies lorsqu’elle se disait être autochtone de la Confédération des Wbanakis et du clan de la Tortue. Nous avions la sincère certitude que Suzy Kies était de descendance autochtone. Nous lui avions d’ailleurs demandé et elle nous avait confirmé que oui. Nous nous étions fiés à sa parole. Elle nous fut recommandée par d’autres leaders en éducation autochtone, et étant donné son implication dans plusieurs autres conseils scolaires, nous avions confiance en elle. Nous pensions que son expérience saurait nous guider dans nos initiatives de réconciliation. Nous avons le regret de ne pas avoir fait des recherches plus approfondies à son sujet. Ces révélations nous poussent à entreprendre une nouvelle réflexion sur notre processus de refonte. En ce sens, nous mettons sous révision notre processus et mettons sur pause l’ensemble du projet Redonnons à Mère Terre. […] Nous vous remercions pour votre compréhension ». 

Au-delà d’une prose pour le moins distrayante, nous pouvons constater que Lyne Cossette ne répond même pas sur le fond, qui portait sur le fait de brûler des livres. Nous constatons aussi qu’aucune des deux sœurs de brasier n’est prête à faire face à l’indignation suscitée par les révélations de Radio Canada, chacune se renvoyant la responsabilité de l’autodafé. En attendant une grande « initiative de réconciliation », espérons qu’elles daignent désormais se soucier un peu de la vérité historique. Au vu de leurs réponses, elles semblent plutôt portées sur le révisionnisme historique. Si tel n’est pas le cas, il n’est pas trop tard pour accepter le débat.

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Enseignant, auteur du roman "Grossophobie" (Éditions Ovadia, 2022).

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