Dans Le Sexe polémique, la professeure de cinéma Laura Kipnis ausculte le néoféminisme policier qui mine les universités américaines. Des tribunaux arbitraires y diabolisent le sexe et le mâle sans jamais faire avancer la cause des femmes.
Si les paris sur l’avenir sont des exercices périlleux, il y a de quoi être convaincu par celui que Laura Kipnis fait sur le nôtre. Dès l’incipit de son Sexe polémique, la professeure de cinéma à l’université Northwestern, essayiste et chroniqueuse voit dans les « convulsions » contemporaines de notre « culture sexuelle » une « vague d’hystérie soutenue par les autorités » sur laquelle les générations futures poseront, au mieux, un regard incrédule.
De l’incrédulité, c’est ce que Kipnis avait ressenti en mars 2015 lorsque des étudiants, munis de matelas et d’oreillers, étaient allés déposer une pétition réclamant sa « condamnation officielle et immédiate » au bureau du président de Northwestern. La cause de leur courroux ? Un article que Kipnis, « féministe progressiste convaincue », venait de faire paraître dans le très sérieux Chronicle of Higher Education, où elle s’inquiétait d’un nouveau tour de vis sur les campus prohibant toute relation intime entre professeurs et étudiants. À en croire les pétitionnaires, ce texte était « terrifiant », leur retournait le bide et distillait une atmosphère proprement méphitique que leur administration/mère supérieure se devait de fissa dissiper. Pourquoi parer leurs doléances de matelas et d’oreillers ? Pour rappeler la manifestation-performance d’Emma Sulkowicz, cette étudiante en arts visuels à Columbia qui, après avoir été déboutée de sa plainte pour viol contre un camarade de dortoir à la fois par l’administration de sa fac, la police et le bureau du procureur de New York, s’était trimballée pendant des mois un matelas de 25 kilos pour dénoncer le fardeau des victimes de violences sexuelles. En d’autres termes et au bas mot, les indignés de Northwestern accusaient donc Kipnis de viol psychique. Pour avoir écrit une tribune. Publiée dans l’une des revues de référence du monde académique américain.
Défense d’être libre
Vue d’un cerveau en état de marche, la situation prête à la rigolade. Telle a d’ailleurs été la première réaction de Kipnis, avant de mollement crâner auprès de ses collègues et de contempler l’idée d’un siège au conseil d’administration du PEN Club, l’association internationale d’auteurs engagés pour la défense de la liberté d’expression. Puis viendra la douche froide.
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Kipnis reçoit « un courriel de la personne chargée par [son] université de veiller au respect du Titre IX, soit l’amendement fédéral qui interdit toute discrimination en raison du sexe dans les programmes d’éducation financés par l’État ». On l’informe que, du fait de son article et d’une réponse sur Twitter à l’un de ses lecteurs (« Le problème, c’est que de nos jours toute mauvaise expérience est un “trauma”. Et un rendez-vous galant n’est pas un viol ! »), elle est sous le coup de deux plaintes de doctorants et que l’université a lancé une procédure disciplinaire à son encontre. En outre, le message l’enjoint à « faire preuve de la plus grande discrétion ».
Intellectuelle dont la quasi-méthode est d’être « toujours attirée par ce qu’il ne fallait pas dire », Kipnis ne ferme pas sa bouche ni ne fait le dos rond, mais décide de publier un second article dénonçant le rappel à l’ordre. Grâce à lui, et en attendant de savoir à quelle sauce elle sera mangée, Kipnis moissonne une myriade de « moi aussi » qui constitueront le versant « enquête » de son livre sur ces « tribunaux étranges et arbitraires […] privant les étudiants et les professeurs de leurs droits et, dans plusieurs cas, les traînant dans la boue au seul but de donner l’illusion que le monde universitaire se mobilise contre les agressions sexuelles ».
Le féminisme, puritanisme des temps modernes
Dans son versant « analyse », c’est à une cafardeuse autopsie que Kipnis nous convie. Celle du cadavre du féminisme, désormais fossilisé dans ses expressions les plus victoriennes, paternalistes et contre-productives, et véhiculant une vision du sexe exclusivement corrosive, maléfique et vénéneuse pour les femmes. « S’il y a là du féminisme, écrivait-elle dans un de ses articles criminels, c’est un féminisme pris d’assaut par le mélodrame. Ce qui détermine le débat social actuel, c’est l’obsession pour un imaginaire mélodramatique d’impuissantes victimes et de puissants prédateurs, imaginaire croissant au détriment de qui l’on prétend protéger les intérêts, nommément les étudiantes. Et quel en est le résultat ? Elles se sentent plus vulnérables que jamais. »
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S’il se focalise sur le cas de Peter Ludlow, professeur de philosophie à Northwestern ostracisé à l’ancienne après les plaintes d’une étudiante et d’une ex petite-amie, conseillées par des militantes comme Heidi Lockwood n’ayant aucun scrupule à verser sciemment des mensonges et des calomnies dans son dossier parce que tous les moyens sont bons quand votre cause vous semble bonne, le livre de Kipnis regorge d’« anecdotes » sidérantes. Difficile de dire quelle est la pire, mais celle du doctorant qui fait une blague graveleuse dans un bar et se retrouve accusé d’avoir contribué à la « création d’un milieu de travail hostile » dans son laboratoire tient sans doute une bonne place dans le palmarès. Durant toute sa procédure disciplinaire, personne ne va l’informer de ses droits ni lui permettre de citer des témoins à décharge ; la personne chargée de l’enquête refuse de le rencontrer pour lui expliquer de quoi il est précisément accusé et par qui ; en prime, elle le menace de le faire coffrer pour violation d’un règlement inventé de toutes pièces lorsqu’il a l’outrecuidance de se plaindre auprès du président de l’université du sort qui lui est réservé. Quand le doctorant accède finalement à son dossier, il y découvre que la seule plainte en bonne et due forme… émanait de cette fameuse enquêtrice. Après un bannissement du campus et une interdiction d’enseigner à titre conservatoire, l’affaire se terminera par un courrier envoyé au doctorant l’exonérant de toutes charges, mais lui conseillant de « changer son comportement ». Le jeune homme décidera d’aller finir sa thèse ailleurs. L’enquêtrice, elle, écopera d’une prestigieuse promotion. « On a dû penser qu’elle accomplissait un travail exemplaire », ironise Kipnis.
Son histoire à elle finit à peu près bien. Elle sera blanchie, conservera son poste, mais demeurera bloquée pendant plusieurs mois, incapable d’écrire. À ce titre, Le Sexe polémique n’est pas seulement la chronique de la déchéance d’un monde universitaire autrefois prestigieux et aujourd’hui rongé par un étrange cocktail de clientélisme, d’embrigadement idéologique et d’un culte des sentiments aux « dessous despotiques », elle est aussi celle d’une renaissance.
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