Ce qu’on aura pu aimer, quand nous avions vingt ans, la profonde gaîté d’un André Fraigneau. Né en 1905, Il est mort en 1991. On aurait pu se croiser puisqu’il était réédité au Rocher alors que nous y publiions notre premier roman, L’Orange de Malte. C’était en 1990. Dans L’Orange de Malte, on avait même donné au personnage féminin principal le prénom de Cynthia, à la fois parfaitement conscient de son côté kitsch mais désireux de rendre hommage à l’enchantement provoqué par la lecture de L’amour vagabond, un roman de Fraigneau qui date de 1949. Il y inventait, l’air de rien, le personnage de la jeune fille libérée en littérature, avec beaucoup plus de style que Beauvoir et sans avoir besoin de tortiller du croupion théorique. De toute manière, Fraigneau était homosexuel, beau et homosexuel, ce qui n’allait pas forcément de soi avant les salles de musculation. Regardez son contemporain Marcel Jouhandeau qui fit lui aussi partie des écrivains invités par l’Allemagne nazie en 41. Marcel Jouhandeau n’est pas beau. Ce n’est pas avec lui qu’on imaginerait virer sa cuti. Alors que Fraigneau, pardon ! Le goût du latin et du grec lui avait donné le physique d’Antinoüs. Virer sa cuti, c’est ce que Marguerite Yourcenar aurait bien voulu faire avec Fraigneau qu’elle rencontre chez Grasset au début des années 30. Mais décidément, les jeunes femmes, même chic et latinistes, ce n’était pas son genre. Yourcenar en souffrit longtemps, dit-on, toute soeur de Sappho qu’elle fût.
On n’avait pas pensé à Fraigneau depuis un bon bout de temps, et voilà qu’on tombe dans un salon du livre ancien sur Camp volant, en édition originale, avec un bel envoi, en plus. Même pas très cher, Fraigneau n’intéressant plus grand monde sinon quelques fervents qui communient de génération en génération dans son rapport au monde, un rapport heureux jusque dans les pires vacheries de l’existence. Son œuvre, c’est finalement une variante de la parole biblique : « Dans l’épouvante, le sourire aux lèvres ». Question de maintien.
Camp volant est le deuxième volet d’un cycle de trois livres qui seront réunis plus tard sous le titre Les Etonnements de Guillaume Francoeur. Francoeur, c’est le double de Fraigneau, à peine décalqué. Après-guerre, les jeunes Nimier, Blondin, Déon en feront le parrain de cette mouvance informelle que Bernard Frank avait appelé « les hussards ». Ils écrivirent même des « cartes préfaces » à la réédition des Etonnements, histoire de faire oublier qu’en 1944, Fraigneau fut quelque temps tricard et inscrit sur les listes du CNE qui recensaient les écrivains jugés collabos. Fraigneau ne fut pas puni très longtemps, on voyait bien qu’il n’avait pas la tête politique et qu’il faisait partie de ces écrivains qui avaient un peu de mal avec les idées générales, leur préférant toujours la sensation.
Camp volant, qui date de 1937, est un roman d’apprentissage. Un roman du service militaire. C’est fou ce qu’on pouvait être libre du temps du service militaire. Quand je pense à tous les vingtenaires et trentenaires voués au précariat et larbinisés dans des petits boulots, persuadés d’avoir échappé au pire avec la fin de la conscription, je me dis qu’ils devraient lire Camp volant. Histoire de se rendre compte que pendant au moins un an de leur vie, on les aurait nourris, logés, soignés, blanchis aux frais de la nation et qu’ils auraient eu seulement à s’occuper de choses agréables comme tirer avec des armes à feu, marcher la nuit et lire pendant des journées entières.
On a relu les premières pages de Camp volant au soleil, dans une chaise longue, en buvant un verre d’Amphibolite, parce que ça va bien avec un ciel bleu un peu frais et la phrase légère de Fraigneau : « Le vin glacé exaspérait cette fraternité secrète. Un pays qui n’existait pas sur les cartes et non plus dans les livres d’histoire se dessinait autour des buveurs. Il n’était pas besoin de langage. »
Et on a aussitôt oublié la fin du monde en cours.
Camp volant, André fraigneau, NRF, 1937, salon du livre ancien de Wasquehal, 30 euros.
*Photo : pierbou
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !