Envoyé comme prêtre missionnaire au Cambodge en 1965, le père François Ponchaud a été l’un des premiers à révéler au monde, avec son livre Cambodge année zéro, l’ampleur des crimes perpétrés par le régime communiste des Khmers rouges. Mais il est toujours dangereux d’avoir raison avant les autres : quarante ans plus tard, François Ponchaud revient sur cette « bataille pour la vérité » qu’il a dû mener face à tous ceux, journalistes, intellectuels ou prêtres, qui en pinçaient alors pour les révolutionnaires cambodgiens.
Il a notamment publié Cambodge, année zéro, Julliard (1977), Kailash (1998), La Cathédrale de la rizière, Fayard (1990), Une brève histoire du Cambodge, Éditions Siloë (2007).
Propos recueillis par Bruno Deniel-Laurent
Causeur. Vous étiez à Phnom Penh, le 17 avril 1975, quand les Khmers rouges sont entrés dans la ville. Que vous inspire rétrospectivement le traitement de l’événement par la presse et l’intelligentsia françaises ?
François Ponchaud. La plupart ont fait preuve d’aveuglement idéologique. Mais je ne serai pas trop sévère avec les unes des premiers jours, car la situation a pris tout le monde de court.
« Phnom Penh libérée dans la liesse », écrivait le correspondant du Monde, Patrice de Beer, dans l’édition du 18 avril 1975…[access capability= »lire_inedits »]
Mais jusqu’à 10 heures du matin, le 17 avril 1975, c’était effectivement la liesse ! Le peuple cambodgien voulait que la guerre civile s’arrête. Toute la matinée, ça a été un va-et-vient de factions armées, d’escarmouches, de fraternisations. Je vivais depuis dix ans au Cambodge, je parlais khmer, et je ne comprenais rien à ce qui se passait, alors imaginez les correspondants de presse ! On ne peut pas en vouloir à de Beer d’avoir écrit ça.
Quand avez-vous compris que le pire était en train d’arriver ?
À 10 heures du matin, on a vu arriver des groupes de combattants vêtus de noir, casquette Mao vissée sur la tête. Ils avaient le visage émacié, les traits durs. Ils ont commencé à fouiller et brutaliser les passants. Je me suis dit qu’avec ceux-là on n’allait pas rigoler. On a entendu à la radio un cadre khmer rouge aboyer l’ordre d’évacuation. J’étais avec le père Robert Venet, un vieux briscard qui avait fait la guerre de 1939-1945 dans les blindés, qui avait connu les prisons nord-vietnamiennes, etc. Lui comme moi nous avons frémi en entendant ce discours, le vocabulaire désincarné, une façon très brutale de s’exprimer, c’était terrifiant. Nous avons compris que le Cambodge allait basculer dans quelque chose de nouveau.
Cambodge année zéro : c’est le titre du livre que vous publierez en 1977 et qui fera connaître au monde l’ampleur des crimes khmers rouges …
Oui, une chape de plomb est tombée ce jour-là sur Phnom Penh. Le lendemain, on s’est tous réfugiés dans l’ambassade de France où j’ai retrouvé Patrice de Beer. Il venait juste d’interroger un Cambodgien du district de Kien Svay et il était enthousiasmé par ce qu’il croyait comprendre. Il me dit : « Les Khmers rouges ont demandé aux fonctionnaires de l’ancien régime de se manifester pour qu’ils apportent leur concours à la révolution. Tu vois, ils ne sont pas si terribles ! » J’ai alors interrogé moi aussi le témoin, mais je l’ai fait en khmer, alors que de Beer s’était contenté du français. Il m’a confirmé que les Khmers rouges avaient demandé aux fonctionnaires d’écrire leur nom sur un tableau, mais ce n’était pas pour les amnistier, c’était pour les liquider ! Tous ont été emmenés dans des camions et tués derrière une pagode. Mais de Beer n’a pas voulu en démordre. Et sa seule réponse était : « Toi tu es anticommuniste, ça ne compte pas. »
C’est que, comme nombre de journalistes et d’intellectuels, le correspondant du Monde avait des sympathies marxistes, et même maoïstes, bien arrêtées…
Oui, de même que Jacques Decornoy, qui dirigeait le service étranger du Monde. Pourtant, même à l’ambassade, où nous étions enfermés, des témoignages nous parvenaient. Une jeune femme m’a raconté qu’elle était restée toute une nuit cachée dans un palmier, préférant se faire dévorer par les fourmis rouges plutôt que de tomber entre les mains des Khmers rouges ; elle me parlait de bébés fracassés contre les arbres… Mais, là encore, ces témoignages n’ont pas été pris au sérieux par de Beer…
Le réel ne passera pas !
Je me souviens aussi des époux Steinbach, des intellectuels communistes purs et durs qui travaillaient à Phnom Penh pour le ministère français de la Coopération. Le 17 avril, ils étaient fous de joie ! Déguisés en Khmers rouges, avec une casquette Mao sur la tête et un krama autour du cou, ils attendaient les révolutionnaires à l’université de Phnom Penh. Dès qu’ils les ont vus arriver, ils leur ont dit : « Nous sommes avec vous, nous sommes vos frères… » Mais les Khmers rouges les ont aussitôt arrêtés et conduits à l’ambassade. Et là, Jérôme Steinbach s’est mis à faire un speech à la gloire de la révolution khmère rouge. Je me suis mis en colère, et je lui ai dit : « Tu fermes ta gueule ou je te la casse ! » J’ai dû être convaincant, car on ne l’a plus entendu.
Les Steinbach n’en ont pas moins persisté dans leur défense du régime khmer rouge…
Et de façon acharnée ! Dès 1976, ils publient une longue défense des Khmers rouges, Phnom Penh libérée, aux Éditions sociales [maison d’édition du Parti communiste français NDLR]. Leurs arguments ne tenaient pas la route, mais, dans le climat de l’époque, ils ont suffi à jeter un sérieux doute sur nos témoignages.
En mai 1975, vous êtes donc expulsé du Cambodge. Comment cela s’est-il passé ?
J’en garde un souvenir glaçant. On a parcouru près de quatre cents kilomètres depuis Phnom Penh jusqu’à la frontière thaïlandaise. Toutes les villes que nous traversions, Kampong Chhnang, Pursat, Battambang, étaient vidées de leurs habitants. Juste avant d’arriver à la frontière, un Khmer rouge qui m’escortait m’a dit : « Vous ne voulez pas m’emmener en France ? Ici le sang va couler. » Le doute n’était plus permis. En sortant du Cambodge, j’étais comme fou.
À qui en avez-vous parlé en arrivant en France ?
Dès que j’ai atterri à Roissy, une équipe d’Antenne 2 est venue m’interroger. Je leur ai dit que l’entière population de Phnom Penh avait été déportée, mais ils ne me croyaient pas, ils s’amusaient de ce que je disais, ils faisaient de l’ironie. Bref, j’étais inaudible.
Ce refus de vous croire, cette obstination à nier ce que vous aviez vu devaient vous rendre dingue !
Surtout que c’était un état d’esprit très largement partagé ! Nous, les Français rapatriés du Cambodge, étions alors considérés comme des pestiférés, des colons, qui étaient coupables de tous les malheurs des Khmers ou des Vietnamiens. Les prêtres missionnaires, en particulier, étaient accusés de tous les maux. Vous savez, c’était juste après Mai 68, les idées marxistes étaient à la mode chez les journalistes, à l’université. Il y avait les méchants Américains d’un côté, les bons révolutionnaires de l’autre. Un Français, prêtre de surcroît, qui critiquait les Khmers rouges ne pouvait être qu’à la solde des Américains.
Un Français installé au Cambodge ne pouvait pas être un colon puisque le royaume était indépendant depuis 1953…
Les communistes ne s’embarrassaient pas de nuances, vous savez…
La presse de droite était-elle plus réceptive ?
Le Figaro m’a demandé un entretien, mais dans le climat que j’ai évoqué, ça m’ennuyait d’être relayé uniquement par des journaux de droite, pro-américains, etc. J’ai aussi été interrogé par Denise Dumolin pour L’Aurore, mais elle affichait tellement sa haine des communistes que cela affaiblissait beaucoup mes propos.
Il semble tout de même que la fascination pour les Khmers rouges ait été beaucoup moins durable que celle qu’inspirait Mao, sans doute parce qu’on disposait d’informations irréfutables. Et vous y avez grandement contribué.
Très vite, je commence à recueillir des témoignages de Cambodgiens exilés ainsi que des écrits khmers rouges. À partir de l’été 1975, je demande au père Robert Venet, qui est en poste à la frontière thaïlandaise, d’enregistrer la radio officielle des Khmers rouges et de me poster les cassettes. Je passe toute la fin de l’année à les retranscrire et les mettre en parallèle avec les témoignages. Et je me rends compte que ça colle parfaitement : les discours dithyrambiques des Khmers rouges et les récits des réfugiés forment les deux faces d’une même médaille. Je rédige une analyse serrée que j’adresse à plusieurs journalistes, notamment à Jean Lacouture, qui s’était enthousiasmé pour le régime de Pol Pot. Il me téléphone aussitôt : « Je me suis trompé. Vos arguments sont irréfutables, je vais essayer de réparer mes erreurs. »
C’est aussi à ce moment-là que Le Monde change de position sur les Khmers rouges.
Oui, car André Fontaine voulait se dédouaner de tout ce qui avait été écrit par de Beer et Decornoy. Il m’a offert la une où j’ai pu publier en février 1976 un texte qui s’appelait « Le Cambodge neuf mois après ».
Ça a dû faire du bruit !
Gigantesque ! C’était la première fois qu’un texte argumenté évoquait dans la « grande presse » la réalité de ce que vivaient les pauvres Cambodgiens. Mais les pro-Khmers rouges ont tout de suite réagi, notamment Libération, qui, sous la plume de Patrick Sabatier, a répondu de façon très violente et mensongère en publiant un article titré : « Espions, curés, journalistes, SDECE et CIA ». En gros, Sabatier m’accusait de tenir mes informations des services secrets américains, français et thaïlandais, il me traitait de « vétéran de l’Indo », il affirmait que je voulais créer une image aussi négative que possible du Cambodge, etc.
Il me semble que Patrick Sabatier a depuis regretté son « aveuglement »…
Oui, en 1985, six ans après la chute des Khmers rouges…
En dehors de Libération (qui était peuplé de maos), comment la presse a-t-elle réagi à votre texte ?
Globalement très bien. Même L’Humanité l’a salué.
Il se trouve qu’exceptionnellement les intérêts de Moscou, donc du PCF, coïncidaient avec la vérité historique, car les relations sino-soviétiques étaient alors au plus bas…
Bien sûr ! En 1976, il apparaît que les Khmers rouges se rapprochent de la Chine maoïste, tandis que le Vietnam se range du côté des soviétiques. Donc les communistes français commencent à se méfier des Khmers rouges. À l’époque où mon article sort, ils jouent encore sur les deux tableaux : d’un côté ils publient le livre des époux Steinbach, de l’autre ils se font l’écho de mon témoignage. En 1977, les choses deviennent claires : les Khmers rouges entrent en conflit ouvert avec les communistes vietnamiens et l’Union soviétique. À partir de là, le PCF devient l’ennemi le plus acharné des Khmers rouges ! Il en fait des tonnes et des tonnes ! Plusieurs fois, à cette époque, j’ai participé à des réunions avec des communistes, et je leur disais : « De grâce, n’en rajoutez pas ! » Le pire, c’est que certains m’accusaient alors de complaisance envers les Khmers rouges !
Ceux-là mêmes qui en 1975 vous traitaient de menteur et d’agent américain… Mais alors que ces questions enflammaient les médias et les partis, quel a été l’accueil de l’Église catholique à votre retour ?
Très mitigé. Le secrétaire de l’épiscopat m’a encouragé à collecter des informations sur la situation des Cambodgiens en général et des catholiques en particulier. Mais, globalement, on a accueilli mes témoignages avec beaucoup de pincettes. Un jour, le clergé de Paris m’a invité à parler des Khmers rouges. Il y avait là plein de curés qui me prenaient de haut, et me disaient : « Vu ce que tu as vécu, on comprend que tu sois anticommuniste, mais quand même… » Je leur répondais : « Ce n’est pas par anticommunisme que je m’oppose aux Khmers rouges, c’est parce que ma foi catholique romaine m’empêche d’être complice d’un régime qui met un peuple entier en esclavage ! » Seulement, aux yeux de la plupart des prêtres de l’époque, un discours comme le mien vous faisait passer pour une sorte de demeuré. Ils ne comprenaient pas comment moi, prêtre, je pouvais refuser les lumières du marxisme… Cela m’a vraiment surpris. Entre mon départ pour le Cambodge, en 1965, et mon retour, en 1975, les choses avaient bien changé. J’ai pensé que si l’Église de France en était réduite à répandre les idées marxistes dans le monde, il y avait un gros problème …
Khmers rouges ? Ainsi surnommés par le roi Norodom Sihanouk, les « Khmers rouges », regroupés au sein du Parti communiste du Kampuchéa, formaient la principale force d’opposition marxiste-léniniste du Cambodge dans les années 1960 et 1970. Formés à l’école du Parti communiste français, les dirigeants du mouvement, parmi lesquels Pol Pot, prennent le pouvoir en avril 1975. Liquidant toutes les élites – politiques, religieuses, artistiques, etc. – du pays, déportant l’intégralité des populations urbaines vers des camps de travail, les Khmers rouges vont provoquer la mort d’environ un quart des habitants du Cambodge. Chassés du pouvoir en 1979 quand les Vietnamiens prosoviétiques envahissent le Cambodge, les Khmers rouges vont se réfugier dans les zones occidentales du pays et continuer le combat jusqu’à la fin des années 1990. Un tribunal « internationalisé » est établi à Phnom Penh depuis 2009, chargé de juger une poignée d’anciens hauts dirigeants de l’organisation.[/access]
*Photo: wikimedia.
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