Call Me by Your Name, le dernier film de l’Italien Luca Guadagnino, constitue le troisième volet d’une trilogie consacrée au désir. Il réussit admirablement son coup.
Dès le générique de début, l’esthétique du film, sophistiquée sans affectation, dialogue entre les arts et les supports, est donnée : sur une musique du compositeur américain contemporain John Adams, le premier mouvement pour deux pianos d’Hallelujah Junction, nous voyons défiler en surimpression des noms en écriture stylisée sur des photos de statues grecques, de visages statuaires notamment. C’est là que se manifeste tout le talent et l’intelligence de Luca Guadagnino, dans cette capacité à être signifiant par l’image elle-même et son montage, tant sonore que visuel, et non seulement par les dialogues ou les actions au sein de celle-là.
Passion homosexuelle
Absolument tout ce qui suivra ce générique sera un ravissement : musique, jamais poseuse comme on l’entend trop souvent au cinéma ; photographie, superbe, du Thaïlandais Sayombhu Mukdeeprom, aux tonalités parfois tarkovskiennes ; fluidité de la réalisation, à la narration si précise. Le jeune Timothée Chalamet (Elio) crève littéralement l’écran, tout en contrastes : innocent, attendrissant, étonnamment mûr pourtant, au visage de statue grecque ou de jeune homme caravagesque. Armie Hammer (Oliver), lui aussi, joue des contrastes, et en quelques regards peut montrer les bouleversements intérieurs suscités par le désir derrière l’apparente assurance. Tous les seconds rôles ont été aussi pensés avec intelligence : Amira Casar notamment, en mère qui comprend sans rien dire l’éveil à l’amour de son fils, et surtout Michael Stuhlbarg, qui éblouit en une scène, en père compréhensif incarnant une sorte de version moderne de l’humaniste.
Rien de tout cela n’aurait été possible sans la merveilleuse adaptation par James Ivory, scénariste du film, du superbe roman d’André Aciman, spécialiste de l’œuvre de Marcel Proust. Luca Guadagnino a parlé des réalisateurs l’ayant influencé pour ce film, Bernardo Bertolucci et Éric Rohmer notamment. Ces influences se voient indéniablement, mais c’est pourtant la patte de James Ivory que l’on ressent le plus : références littéraires, discussions autour de celles-ci, description d’un certain milieu social grand-bourgeois et érudit, croissance de l’amour par touches impressionnistes ; il y a quelque chose de profondément lié à l’esthétique de ce cinéaste qui renvoie aussi à celle du roman d’Aciman, à la filiation avec E. M. Forster évidente. L’intelligence de Guadagnino a été de ne pas rechigner à insérer toutes ces influences multiples afin de créer quelque chose de singulier par cet assemblage même, tout s’emboîtant telles des entités faites les unes pour les autres comme peut l’être l’alchimie entre deux êtres.
Poignante quête d’absolu
Cette symbiose accomplie par l’amour fusionnel unissant Elio et Oliver, symbolisée par l’échange de prénoms qui va donner au roman et au film leur titre, s’inscrit dans une vision platonicienne du monde (il ne s’agit pas ici d’une illustration de ladite vision, ce qui n’aurait guère de sens pour de nombreuses raisons, mais bien d’une ascendance conceptuelle avouée à travers le néoplatonisme médicéen de la Renaissance italienne ; voir dans le film la référence à L’Heptaméron de Marguerite de Navarre). En effet, le désir sexuel dans sa dimension animale, pure mécanique des corps, aurait tout à fait pu se faire jour dans le film, avec la monstration de rapports sexuels plus crus. Or, Guadagnino a choisi une toute autre approche. Ainsi cette scène, pivot de la relation entre les deux protagonistes, où pudiquement la relation sexuelle est analogiquement représentée par un plan sur un arbre. Cela nous fait penser à cet admirable livre d’Allan Bloom, L’Amour et l’amitié, où il écrit que « le sentiment que l’autre est une partie de moi-même, que l’on veut ne faire qu’un avec lui à jamais, n’est nullement contenu dans la mécanique corporelle ». Le désir sexuel que ressent Elio pour sa meilleure amie, Marzia, est celui de la pulsion, de l’envie de découvrir, précisément, la mécanique des corps. Ce qu’il éprouve pour Oliver dépasse celle-ci. Il y a là une quête d’absolu poignante.
La beauté des sculptures hellénistiques et de leur sensualité fait écho à celle des corps dénudés (évocation littérale dans le film lors d’une projection de diapositives) ; un bras de statue retrouvée lors de fouilles maritimes fait littéralement le lien physique entre Elio et Oliver ; les longues balades à vélo dans la campagne crémonaise mènent ces deux protagonistes à connaître des émotions esthétiques les incitant à l’amour (voir le plan-séquence admirable sur la place du Dôme à Crémone, où la caméra enveloppe les mouvements des corps qui s’éloignent des deux côtés d’une statue pour mieux se rejoindre ; pure émotion cinématique). L’écho est d’ailleurs figuré, là encore littéralement, lors d’une randonnée où, enfin seuls, Elio et Oliver vivent une sorte de parenthèse enchantée, de rêve devenu réalité. Échos, symétries, prénoms échangés, motifs qui reviennent aussi, intégrant les personnages dans une destinée qui les dépasserait.
Le spectateur submergé par la beauté des plans
C’est aussi en cela que ce film apparaît comme un chemin initiatique pour le jeune Elio : un chemin où la sollicitation de tous les sens mène à l’Idée. Le spectateur est convié lui aussi à accomplir cette ascension en accompagnant les pérégrinations d’Elio et Oliver. Cette initiation nous inscrit dans une continuité civilisationnelle, celle de l’Occident : Praxitèle, Bach, Montaigne, les ruines romaines des Grottes de Catulle, les monuments de la Renaissance…
Le spectateur est submergé par la beauté des plans, des mouvements de caméra, des harmonies chromatiques, et surtout des lignes : de fuite, parallèles, qui s’entrecroisent, se décroisent, celles des monuments se détachant sur l’horizon, celles des champs, celles des corps enlacés, de leurs positions (on pense, à tel ou tel plan, au Saint Sébastien soigné par Irène par Georges de La Tour, ou à des sculptures de la Renaissance).
L’humanisme de tous les personnages affleure sans cesse, et c’est profondément émouvant. Là encore, Platon est présent en filigrane : le Beau mène au Bon, la beauté des corps à la beauté des âmes.
Néanmoins, l’état de joie que nous avons partagé avec Elio et Oliver et cette sensation qui nous a étreints, ce souhait que le film ne s’arrête pas, sont là en écho à une dimension à la fois individuelle et collective.
La Technique nous a engloutis
Individuelle car nous sommes renvoyés à l’aporie du désir, en empathie avec Elio, et rarement film mit autant le spectateur dans un état d’esprit proche de ses personnages, habité par ce sentiment contradictoire propre au souvenir : infinie joie et amertume face à ce qui est déjà mort. Allan Bloom nous éclaire encore pareillement : « L’orgasme […] délivre pour un moment de la terrible douleur de [la] perte : la satisfaction sexuelle c’est l’oubli de soi éphémère dans le souvenir permanent de l’incomplétude qui nous afflige ».
Collective, car nous sentons bien que le film dépeint un monde, des rapports humains, un rapport au Beau, qui semblent avoir disparu. Cela résonne en nous comme la disparition d’une certaine relation sensible à ce qui nous entoure, relation ayant aussi disparu, force est de le constater, de la plupart de nos écrans de cinéma. Celui-ci devient la mise en abyme de l’abîme dans lequel notre monde est plongé. La Technique nous a engloutis. Une forme de poésie du sensible a disparu. Avec ladite disparition, nous nous sommes aussi éloignés de notre propre humanité. C’est aussi ce que raconte le film : la perte d’une innocence, d’une pureté, de l’absolu dans lequel s’est jeté corps et âme Elio.
Résonnent alors autrement, et pour longtemps, ce dernier plan fixe de plus de 3 minutes, plan bouleversant plus radical qu’il n’y paraît, et les paroles de la très belle chanson, Visions of Gideon, de Sufjan Stevens.
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