Antoine Menusier. En arabe, calife signifie « successeur », en l’occurrence du « messager » de l’islam Mohammed. Le califat a-t-il été instauré à la mort de ce dernier pour administrer la communauté des premiers musulmans ?
Nabil Mouline. Le califat est en effet le système politique qui succède à la prophétie. Mohammed meurt en 632. Ses disciples se concertent alors, se disputent avant d’instaurer un système de gouvernance, le califat, une monarchie théocratique à vocation universelle. Dès lors, le calife est le représentant de Dieu sur Terre. Le texte coranique considère que la monarchie est le système le plus naturel du monde pour gérer les affaires temporelles et spirituelles des êtres humains. A l’instar de leurs prédécesseurs en Egypte, en Mésopotamie, en Perse, en Israël et à Byzance, les premiers califes sont des monarques choisis directement par Dieu, nonobstant un processus de légitimation et de gouvernement tout à fait terrestre. Si le mode de succession n’est pas par ordre de primogéniture, il a lieu à l’intérieur d’un seul lignage, considéré comme le plus sacré, le plus prestigieux et le plus puissant : Quraych. Ce sont les membres de la tribu du Prophète, les descendants d’Abraham par Ismaël, auxquels Dieu, selon le Coran, a promis une domination universelle. D’ailleurs, les quatre premiers successeurs de Mohammed – Abu Bakr, Omar, Othman et Ali – sont tous des proches parents de celui-ci. C’est après eux que la succession califale devient dynastique, notamment sous les Omeyyades et les Abbassides.
Vous montrez dans votre livre que le califat fut âpre politiquement. Pourquoi les califes ont-ils fait preuve d’une telle dureté ?
Parce qu’il n’y avait pas de règles de succession précises, le califat a été au cœur de toutes les tensions au sein de la communauté, et ce dès le début. Les luttes ont été acharnées entre les disciples de Mohammed et leurs descendants biologiques et spirituels. Trois des quatre premiers souverains ont été assassinés. L’assassinat du troisième calife, Othman, a provoqué la première guerre civile, connue sous le nom de fitna, la grande discorde, qui a abouti –après un long développement politique, juridique et théologiques– à la scission de la communauté en trois branches principales : le sunnisme, le chiisme et le kharidjisme. Même après l’instauration des califats dynastiques omeyyade et abbasside, les luttes fratricides persistent.
D’aucuns se réfèrent à l’existence d’un « âge d’or » de l’islam. Qu’entend-on par-là ?
Tout âge d’or est par principe une construction a posteriori. La construction d’un âge d’or de l’islam commence dès le VIIIe siècle de notre ère au moyen d’artifices discursifs, produits du pouvoir en place ou de factions d’opposition. Mais il faut distinguer entre deux âges d’or. D’une part, il y a ce que j’appelle l’âge archétypal, celui des quatre premiers successeurs du prophète, érigés en modèle absolu, des rois philosophes et justes en quelque sorte, qui ont réalisé la Cité de Dieu sur Terre. Les souverains et les oulémas (les religieux) vont transformer cette époque – en réalité pleine de troubles et qui n’aura duré que 29 ans – en une sorte d’état de nature rousseauiste, où régnaient prospérité et justice. L’âge d’or proprement dit commence avec les Omeyyades, à partir de 661. C’est la période de la grandeur politique et militaire par excellence, celle des grandes conquêtes. L’empire atteint alors son expansion maximale qui va du sud de la Gaule jusqu’aux confins de l’Inde. Vient ensuite avec les Abbassides, de 750 à 861, l’épanouissement culturel et civilisationnel. Plus tard, au Moyen Âge et à l’époque contemporaine, une sorte d’amalgame sera fait entre l’âge archétypal et l’âge d’or, tentative vaine de faire de ce « paradis perdu » un modèle politico-religieux que tout bon gouvernant musulman doit se contenter de reproduire.
Vous écrivez que la source religieuse est essentielle à la pratique califale. Comment les califes se réfèrent-ils au Coran ?
Durant les deux premiers siècles de l’hégire, les califes se considèrent comme les dépositaires universels de la souveraineté divine. Par conséquent, ils prétendent régir tous les aspects de la vie de leurs sujets. Pour ce faire, ils mobilisent essentiellement des ressources religieuses, notamment des traditions attribuées au Prophète Mohammed. Ce projet impérial et monopoliste échoue toutefois pour des raisons politiques, économiques, religieuses et techniques. Dès la seconde moitié du VIIIe siècle, des émirs autonomes (généralement chefs militaires) et des oulémas vont dépouiller petit à petit le calife de ses prérogatives. A partir du Xe siècle, les califes, mis sous tutelle, ne sont plus que des chefs honoris causa de la communauté. Ils incarnent la continuité et surtout la fiction de l’unité de la communauté. Dans la littérature et dans la pratique, le calife de Bagdad, face à l’émergence, au Xe siècle, d’un calife fatimide en Egypte et d’un calife omeyyade à Cordoue, n’en reste pas moins le calife par excellence.
La naissance du salafisme ne serait pas sans lien avec le califat…
Les oulémas vont inventer un terme, celui d’al-salaf al-Sâlih, les pieux ancêtres, d’où le dérivé contemporain « salafisme ». Le dernier salaf par excellence est Ahmed Ibn Hanbal (780-855), l’une des grandes figures du sunnisme, qui inspirera Mohammed Ibn Abd el-Wahhab, le fondateur de la doctrine wahhabite au XVIIIe siècle, socle idéologique du royaume saoudien. Un grand nombre d’oulémas affirme que les musulmans vivent dans une sorte d’« état d’exception » depuis l’assassinat du calife Ali en 661. Ils vont donc commencer à dire que la restauration du califat « bien dirigé » (celui des quatre premiers califes) est une obligation « sacrée ». Mais vu que cette entreprise salvatrice reste très difficile dans l’Etat actuel de la communauté, il faut s’allier à n’importe quel gouvernant, pourvu qu’il assure l’ordre nécessaire à l’accomplissement des rites religieux. Lui obéir en tout, pourvu qu’il ne se déclare pas mécréant. Pour garantir l’ « islamité » parfois toute relative de l’espace dans lequel ils évoluent, la plupart des oulémas légitime l’absolutisme et ce jusqu’à présent.
Comment échapper à cet absolutisme ?
Dès la fin du VIIème siècle, les gouvernants et la majorité des oulémas encouragent les croyants à la résignation. Mais certains groupes d’opposition essaient de trouver des échappatoires. La première est de nature messianique et consiste à annoncer que la fin du monde est proche et qu’un messie (al-Mahdî) est apparu pour rétablir la justice et la prospérité avant le Jugement dernier. La seconde, associée généralement à la première, est le takfir, l’exclusion de la communauté et du salut. Cela procède d’un « constat » : l’islam est en danger, la société et les gouvernants sont des hétérodoxes voire des mécréants. Il s’agit donc de rétablir le véritable monothéisme, en imitant les pieux ancêtres, les premières générations de musulmans. On essaie de reproduire la geste – complètement ou partiellement inventée – du Prophète et des premiers califes.
Messianisme et takfirisme sont les armes idéologiques du « califat » Etat Islamique.
Depuis l’apparition de l’islam, plusieurs dizaines de groupes politico-religieux ont eu recours à ces deux armes idéologiques pour légitimer leur démarche. L’organisation Etat islamique est une banalité dans la longue histoire de cette religion.
L’institution califale qui avait survécu dans l’empire ottoman, est abolie en 1924 par Mustafa Kemal. Pourtant l’idée de califat reste très attractive dans certains milieux. Pourquoi ?
Le monde musulman connaît des changements inédits entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe. Le démantèlement de l’Empire ottoman, l’abolition du califat, la domination occidentale et la montée en puissance de nouvelles formes de socialisation ont, entre autres, engendré un véritable désarroi dans certains milieux musulmans. Pour sortir de la « crise », un certain nombre d’oulémas, d’intellectuels, d’hommes politiques essaient d’offrir aux croyants en désarroi une réponse « crédible » et « globale ». C’est dans ce contexte que l’islamisme, incarné par la confrérie des Frères musulmans, voit le jour. A la faveur d’un bricolage intellectuel qui résulte du détournement de concepts, de symboles et d’images d’origine musulmane et européenne, les promoteurs de cette idéologie proposent à leurs adhérents un nouveau départ, une nouvelle identité et un nouveau mode de vie. En somme, une « représentation du monde » qui donne la certitude de faire partie de quelque chose de plus grand que soi : le groupe d’Elus chargé par Dieu de rétablir la vraie religion, l’unité de l’Oumma sous l’égide d’un calife, avant de se lancer à la conquête du monde et l’obtention du salut ! Réaliser cette utopie est l’objectif ultime de la plupart des groupes islamistes comme le montrent bien les tentatives vaines de l’organisation Etat islamique (Daech).
Nabil Mouline, Le Califat. Histoire politique de l’islam, Flammarion (coll. Champs histoire), 2016, 286 pages.
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