Faites l’essai. Prenez un historien des arts et traditions populaires. Attachez-le solidement à un épicéa et interrogez-le sur l’origine du sapin de Noël. Il vous débitera sa leçon apprise par cœur : « C’est une tradition celte reprise par les chrétiens. » La preuve par le Celte est devenue la règle de tout ethnologue qui se respecte. Aucune tradition populaire n’y échappe : pour exister elle doit préalablement avoir été adoptée par Panoramix et les siens.
Or, le lien entre les rites païens et les traditions chrétiennes est si distendu que l’on pourrait aisément faire passer l’origine celtique de nos traditions populaires comme une belle et grosse billevesée. Cela ne signifie pas qu’il n’y a aucun rapport entre le paganisme et le christianisme, mais lorsque, par exemple, l’Eglise romaine fixe en 440 la fête de Noël au 25 décembre c’est moins une question de syncrétisme qu’une affaire d’opportunisme. L’Occident chrétien remplace le dernier jour des Saturnales par la fête de la Nativité, quand l’Orient choisit le 6 janvier, épiphanie de Dionysos et d’Osiris, pour procéder à une semblable récupération. Napoléon ne fait pas autre chose en 1806 lorsqu’il donne des allures de fête nationale à son anniversaire qui tombe – heureuse coïncidence – le 15 août.
Revenons-en à notre sapin de Noël. Sa première mention remonte très précisément au 21 décembre 1521. Un livre de comptes, conservé aux Archives de la ville de Sélestat, fait état de sapins coupés. Les branchages sont ramenés dans les maisons et ornés de pommes et d’hosties coloriées. Pourquoi rencontre-t-on la mention de cette tradition de l’arbre de Noël à Sélestat et nulle part ailleurs en Europe ? Cette ville alsacienne était-elle, à la Renaissance, le dernier bastion de la celtitude, un havre protégé où l’on cultivait entre soi les rites druidiques quand le reste du continent les avait oubliés ? Cette simple question coupe les racines celtiques de l’arbre de Noël : on ne voit pas comment une pratique aurait pu survivre plus de mille ans à un endroit tout en étant abandonnée par le reste du monde – et a fortiori dans une région dont l’économie était déjà largement ouverte vers l’extérieur.
La première raison – et non la moindre – de la mention sélestadienne du sapin de Noël est la préservation des sources. Les villes alsaciennes de la Renaissance sont, à l’image de la République de Strasbourg, dont Erasme de Rotterdam a loué la Constitution, dotées d’une puissance administrative bien plus pesante et ancienne que celle que l’on trouve à l’époque dans le royaume de France ou dans le reste du Saint Empire. Il existe déjà l’embryon de ce que la modernité appellera la bureaucratie : on note et on consigne tout, y compris les choses qui paraissent à l’époque les plus anodines, comme cette tradition qui veut que chaque 21 décembre on coupe du sapin pour décorer les intérieurs.
Cela étant, cette consignation administrative n’explique pas la tradition. Elle ne fait que la mentionner. Notre hypothèse est qu’il y a, à Sélestat, au début du XVIe siècle, un « micro-climat ethnologique » propice à la conservation de cette tradition.
Ce « micro-climat » est directement hérité de l’Europe carolingienne et romane, qui invente une série de motifs faisant de l’arbre le point central de récits théologiques. Il y a tout d’abord l’histoire de Wynfrid de Wessex (saint Boniface pour les intimes) abattant un arbre vénéré par les païens. Dans la vallée du Rhin et le monde germanique, on commémore dès le Xe siècle cette légendaire sanctification par le bûcheronnage en coupant à Noël un arbre qu’on ramène à la maison. D’autres motifs viennent se greffer à cette tradition : l’Arbre de Vie représenté dans les Miracles ou encore celui de Jessé qui représente la généalogie du Christ et que l’art roman va abondamment illustrer dans la pierre ou sur parchemin. Par sa position géographique, Sélestat, relevant de Kientzheim, l’un des berceaux de la dynastie Hohenstauffen, est le point nodal entre l’Europe romane et le monde germanique : toutes les raisons sont réunies ici comme dans la vallée du Rhin pour que la tradition du « sapin de Noël » soit attestée au XVIe siècle quand elle a disparu ailleurs.
Seulement, on en serait très certainement resté là sans la Réforme. De Bâle à Cologne, les idées de Martin Luther se propagent rapidement : suivant le principe du cujus regio ejus religio, les villes se rallient rapidement au moine défroqué. Les scènes d’iconoclasie se multiplient alors dans les églises du Rhin supérieur : on détruit statues et bois peints jugés désormais comme des preuves de la plus crasse idolâtrie. On répète la vieille antienne mosaïque : « A bas, le Veau d’or ! » La crèche, dont les figurines se popularisent chez les catholiques au début du XVIe siècle, n’est pas tolérée par les Réformés : pas question de représenter l’Incarnation sous des formes profanes. Et c’est à ce moment-là que les Luthériens récupèrent le sapin de Noël.
Les catholiques ont la crèche, les protestants le sapin – une figuration de la Nativité et une abstraction. Il y a quelque chose de spinoziste dans l’appropriation du sapin de Noël par les protestants : un deus sive natura en habits verts. De la même manière que la place naturelle d’un arbre est la forêt, la place naturelle de Dieu est le Ciel. Or, le mystère de l’Incarnation réside précisément dans le fait que Dieu quitte ses nuées célestes pour revêtir la condition humaine. Le sapin de Noël est une métaphore de l’Incarnation : le sapin prend place dans la stub comme Dieu prend place parmi les hommes. L’extérieur passe à l’intérieur – et c’est là que réside la structure même de cette tradition populaire : le sapin de Noël est le signe d’un glissement multiple (de Dieu vers l’homme, de la figuration à l’abstraction, de la forêt à la maison).
La pratique va vite se répandre dans tout le Saint Empire, au point qu’au début du XVIIe siècle le pasteur Dannhauer fustige à Strasbourg ceux qui détournent cette tradition vieille de cinquante ans pour accrocher au sapin des jouets et des friandises. Maudite société de consommation, écrit-il en substance en 1642, qui fait passer le plaisir des enfants avant la méditation sur le salut de votre âme, bande d’incapables. Rien de nouveau sous le soleil.
Alors que l’Allemagne et tous les pays protestants ont adopté le sapin de Noël depuis le XVIe siècle, l’Angleterre devra attendre le mariage d’Albert de Saxe-Cobourg-Gotha avec la reine Victoria pour adopter cette tradition qu’il rapporte de sa Haute-Franconie natale[2. Le prince Albert est donc aussi une affaire de boules.]. Quant à la France, elle patientera jusqu’en 1870 pour que les « optants » alsaciens la répandent là où ils s’installent.
Une tradition populaire n’a de sens ni dans sa généalogie ni dans son origine, mais dans la manière dont une société la réinvente à un moment donné. Cela fait belle lurette que le sapin de Noël n’est plus un rappel de l’Incarnation mais, au mieux, le lieu où le Père Noël[1. Depuis quelque temps, la vulgate altermondialiste proclame doctement que ce serait Coca Cola qui aurait inventé le Père Noël en 1931. Il y a juste un petit problème historique : il existe aux Etats-Unis depuis les années 1850. Mais on n’est pas à une incohérence près quand il s’agit de condamner l’américanisation de nos mœurs…] dépose les cadeaux. Gagnant les places et les centres commerciaux, il est d’ailleurs plus souvent présent à l’extérieur des foyers qu’à l’intérieur. Ses décorations ont quitté ses branches pour contaminer tout ce qui passait à sa portée : balcons, fenêtres, vitrines. Tout s’enguirlande et s’illumine. Le phénomène connaît son paroxysme dans les quartiers populaires, où les fenêtres des HLM rivalisent de kitsch et d’outrance. Quel est le sens d’une tradition qui n’a plus de sens ? Quelle est la signification d’un phénomène qui ne renvoie à rien d’autre qu’à lui-même ? La phénoménologie de la guirlande électrique n’est pas une phénoménologie de l’esprit. Les rivages auxquels Hegel et Marx avaient accostés sont loin derrière nous : la consommation se suffit désormais à elle-même.
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