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Les Frères musulmans testent la société française


Les Frères musulmans testent la société française
Marcel Gauchet, par Hannah Assouline.
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Marcel Gauchet, par Hannah Assouline.

Retrouvez la première partie de l’entretien ici.

Votre analyse du phénomène migratoire semble dénuée de toute passion, surtout mauvaise. Mais la conclusion implacable est que si nous accueillons plus vite que nous intégrons ça ne peut pas marcher. Pourquoi nos élites peinent-elles tant à comprendre ce phénomène ?

Leur cadre intellectuel spontané le leur interdit. Pour elles, il est simplement inconcevable que l’immigration pose un problème. À leurs yeux, seuls les individus existent. Dès lors, les cultures, considérées comme une réalité qui précède les individus et s’impose à eux, relèvent de l’impensable. C’est cette logique qui conduit à sous-estimer la complexité du processus culturel que suppose l’intégration, c’est-à-dire l’adoption d’une autre société que celle dont on vient. Notre société s’étant convertie à la religion des droits illimités de l’individu, nous voilà désarmés. La pression sociale très forte qu’on appliquait aussi bien aux petits Bretons qu’aux petits Polonais est en effet devenue un symbole d’autoritarisme insupportable. Au point que les nouveaux venus sont désormais supposés s’intégrer automatiquement en fonction d’un credo élémentaire : « Chacun selon sa liberté et chacun selon son intérêt. »[access capability= »lire_inedits »]

« Toi, ton burkini, moi, mon bikini ! » en somme. Mais même le règne du « chacun fait ce qui lui plait » n’explique pas pourquoi des musulmanes éprouvent subitement le besoin de se baigner en tenue islamique. S’agit-il de tester la société française, et qui organise ces tests ?

Une partie manifeste du problème tient à l’action souterraine de forces relativement bien organisées, en particulier les Frères musulmans. Ils représentent une capacité militante dont nous ne savons presque rien, mais dont nous sommes bien obligés d’observer les effets, d’un bout à l’autre de la société, des quartiers à l’université. Aussi divers et nébuleux qu’ils soient, ils ont un projet et une politique à grande échelle. Ils appliquent une stratégie de conquête culturelle que nous allons devoir nous tracasser à mieux identifier et combattre.

Face à un combat culturel, ne devons-nous pas nous aussi mener un combat culturel ? Ou faut-il interdire par la loi certains signes extérieurs d’islamisme, comme le burkini ou le voile à l’université, au risque de créer des tensions ?

Mon sentiment est que nous sommes obligés de le faire, parce que nous sommes dans un rapport de forces, que nous le voulions ou non. Il y a un an ou deux, je vous aurais probablement répondu différemment. Mais j’ai pris conscience que nous avions affaire à une action politique délibérée, avec ses extrémistes et ses modérés, que nous devons traiter différemment, bien sûr, mais que nous ne devons laisser faire ni les uns ni les autres.

C’est justement avec ces modérés que, dans son dernier livre, Situation de la France, Pierre Manent propose de conclure un compromis qui fait peut-être bon marché des droits des femmes…

Pierre Manent me semble surtout faire preuve d’une grande naïveté, car pour passer un compromis encore faut-il qu’il y ait une volonté de compromis chez son partenaire. Or je ne la vois pas au rendez-vous, si ce n’est comme un gain provisoire dans une stratégie de conquête. Les islamistes ne se contentent pas de demander à vivre paisiblement dans leur coin. Ils veulent s’imposer à notre société. Non pas par en haut, sous la forme d’un projet de domination politique, mais par en bas, sous la forme d’une extension du territoire où prévalent les mœurs conformes à ce qu’ils regardent comme la loi divine. Cela passe par le nombre, par l’occupation de l’espace, par le contrôle social et, pour finir, par la bataille pour la reconnaissance publique.

Devons-nous donc nous bagarrer sur le terrain des mœurs ?

Il faut réarmer intellectuellement la laïcité. Celle-ci donne l’impression d’être inopérante parce qu’on n’en voit plus le contenu. Elle s’est définie jadis par rapport à la religion catholique et elle a tellement gagné qu’elle ne sait même plus ce que veut dire « religion », de telle sorte que devant une religion différente comme l’islam, elle est désarmée. Son contenu est en fait très précis : le refus de toute loi d’ordre religieux. Vous croyez ce que vous voulez, mais la société n’admet pour règle que celle définie en raison entre les citoyens. L’argument du « c’est leur droit ! » est invalide parce que les droits en question ne s’entendent qu’à l’intérieur d’une communauté politique qui a au préalable exclu le principe d’une loi religieuse. Il faut se rendre à l’évidence historique : l’islam est une religion d’avant les droits de l’homme, face à laquelle nous sommes contraints de rejouer leur conquête. Rappelons-nous que Vatican II n’a ratifié la liberté religieuse qu’en 1962. Elle reste à établir dans le cas de l’islam.

Comme la communauté politique française n’est pas en très bon état, ne risque-t-on pas de susciter de l’hostilité jusque chez les musulmans républicains ?

Sans céder un pouce de laïcité, jouons également l’ouverture. Des tas de musulmans sont divisés entre l’attrait et le refus de nos règles. Donnons-leur de bonnes raisons de basculer de notre côté. Sur un autre front, il revient en outre à l’Occident de faire le travail de connaissance critique de l’islam que le monde musulman n’a pas mené jusqu’à présent. C’est une politique publique dont les effets ne se feront sentir qu’à long terme, mais qui est cruciale du point de vue du rapport de forces entre Lumières et foi aveugle. Cessons de confier à des « islamophiles », voire à des islamistes, des chaires de fierté identitaire comme on le fait aujourd’hui.

L’islamisation complète de la France est-elle un risque réel ?

Ça m’étonnerait que ce projet réussisse, mais il peut faire de gros dégâts au vu de la situation économique. Les emplois s’en vont, les travailleurs arrivent… de telle façon que la spirale d’appauvrissement s’ajoute à la pression géopolitique. Ces convertis délirants qui vont essayer d’aller massacrer quelqu’un en Syrie quand ils ne le font pas chez nous expriment très bien l’anomie de notre société.

Ce tableau de la France n’est guère réjouissant. Tout bien pesé, Soumission de Houellebecq serait-il un scénario optimiste ?

Houellebecq commet une erreur très intéressante à pointer : en bon Occidental christiano-marxiste il croit que les islamistes aspirent à prendre le pouvoir. Ce n’est pourtant pas du tout leur objectif. Ce qui les intéresse, je le répète, c’est la conquête de la société.

Un ministre de l’Intérieur soucieux de la paix sociale pourrait se dire avec cynisme : « Je vais lutter contre le terrorisme et laisser les Frères musulmans islamiser pacifiquement les banlieues »

C’est ce qu’ont fait peu ou prou les Anglais. Mais il est très difficile d’acheter la paix sociale, parce que nous sommes pris dans un engrenage. Non seulement l’efficacité de cette stratégie est incertaine, mais par ailleurs nous sommes impliqués en Afrique, au Maghreb et en Syrie, du coup nos ennemis ne manquent pas de motifs pour nous en vouloir.

Si on excepte la manière, le Front national n’avait-il pas raison avant les autres, comme le pensent de plus en plus de Français ?

Laurent Fabius l’avait dit il y a fort longtemps et il avait raison, n’en déplaise aux imprécateurs qui l’ont cloué au pilori : « Le FN pose de bonnes questions et il y apporte de mauvaises réponses. » Le langage dans lequel Jean-Marie Le Pen parlait n’était pas le bon et les perspectives qu’il ouvrait étaient mauvaises. Là où il touchait juste, et où le Front national en tire un crédit profond dans la société, même chez des gens qui ne voteront jamais pour lui, c’est qu’il a eu le courage de poser une vraie question. L’image du Front national, dans la population, c’est celle du courage. C’est quelque chose que les journalistes de France Inter et les sociologues du CNRS ne perçoivent pas.

Compte tenu de leur discrédit, que peuvent faire les politiques de droite ou de gauche ?

La fonction politique consiste d’abord à mettre des mots sur les choses. C’est bien plus important que le programme de tel ou tel. Or la pire des incapacités de notre personnel politique, c’est de nommer ce problème de l’immigration, de le poser dans un langage acceptable, permettant d’en débattre raisonnablement. J’ai été frappé, au moment de l’attentat de Nice, par le décalage entre le discours des politiques, y compris les pires grandes gueules de la droite locale, et les interrogations des gens ordinaires. Les politiques s’insurgeaient contre l’insuffisance des mesures de sécurité, le populo se demandait ce que faisait cet olibrius sur le territoire français, en remarquant très bien que les politiques évitaient soigneusement la question.

L’élection présidentielle approche, et l’on ne voit pas l’ombre d’une solution. Ça vous inquiète ?

Je redoute énormément 2017. Ce sera la compétition du vide et il sera impossible, cette fois, de ne pas voir le vide. Quel que soit le candidat qui sera élu parmi ceux qui s’annoncent, on sait d’avance qu’il sera à côté de la plaque, qu’il ne réglera rien et que les choses ne pourront que s’aggraver. La dépression française ne va pas s’arranger.[/access]

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Septembre 2016 - #38

Article extrait du Magazine Causeur



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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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