Pourquoi les Français doivent-ils, aujourd’hui plus que jamais, lire Edmund Burke et, tout particulièrement, ses Réflexions sur la révolution en France, très heureusement rééditées aux Belles Lettres[1. Edmund Burke : Réflexions sur la révolution en France, collection « Le goût des idées », préface de Philippe Raynaud, Les Belles Lettres, 2016.]?
Pas parce que Burke peut être considéré comme le père fondateur du conservatisme moderne, lequel conservatisme connaît ces temps derniers un regain d’intérêt en France.
Non, la raison évidente de relire Burke pour un Français d’aujourd’hui, c’est le diagnostic qu’il faisait en 1790 d’un certain nombre de passions françaises et, disons-le carrément, de certaines pathologies sociales, culturelles et politiques. Or ces pathologies se sont exaspérées à un point que Burke n’aurait pas soupçonné. Examinons-les et voyons en quoi le diagnostic du docteur Burke était fondé et sage.
Passion n° 1 : la monomanie de l’universel
On pourrait résumer l’article premier de la foi du catéchisme républicain à : « La France est la patrie des droits de l’Homme. » Effectivement, depuis 1789, la France a fréquemment déclaré des droits de l’Homme. Cette manie de la déclaration est récurrente : 1789, 1793, 1848, 1946, 1958, sans compter l’ineffable contribution française à la déclaration universelle des droits de l’Homme (1948). On se demande pourquoi François Hollande n’a pas fait sa déclaration des droits de l’Homme ! Mais si la France et les Français ont le génie de la déclaration, ils n’ont guère celui de la pratique des droits en question : la Terreur, les Empires, les massacres de 1848 et de 1871, l’horreur de Vichy, l’abomination de l’épuration, la guerre d’Algérie, tout cela ne témoigne guère d’un amour vrai et apaisé des droits de l’Homme. Burke avait flairé d’emblée l’imposture de la manie déclarative et de la prétention universaliste. Toutes deux lui faisaient horreur. Au surplus, inconvénient que Burke n’avait pas pressenti, prétendre que la France est la patrie des droits de l’Homme a une conséquence : tous les étrangers ont vocation à se sentir chez eux en France. Il en résulte que ceux qui sont nés français ne se sentent plus vraiment chez eux. C’est un inconvénient de la monomanie universaliste qui commence à être ressentie assez durement par beaucoup de Français.
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Passion n° 2 : la monomanie de l’égalité
Burke écrivait en 1790 : « Qui veut niveler ne rend pas plus égal. » La France se distingue en effet par sa passion égalisatrice. Mais cette quête monomaniaque de[access capability= »lire_inedits »] l’égalité n’a presque jamais pour objet de « rendre plus égal ». Car derrière cette recherche de l’égalité, d’autres passions ou instincts sont à l’œuvre : l’envie, la jalousie, la haine, le ressentiment qui, pour s’assouvir, se colorent d’apparences trompeuses : justice sociale, droits pour tous, égalité réelle, égalité des chances. Tout cela aboutit à un monde terne et triste à mourir, celui de l’égalité par défaut (pour reprendre l’expression de Philippe Bénéton) dont la devise est à peu près : « Tout se vaut, tout est permis, la seule chose interdite étant la discrimination. » D’où la guerre menée sans merci contre toutes les discriminations, y compris les plus légitimes. Ce monde d’envie généralisée a un inconvénient majeur : il est impossible de dégager un bien commun dans une société d’envieux. L’envie est une passion triste, négative, mortifère et toujours insatisfaite. Comment continuer à vivre ensemble si la seule chose respectable est l’absence de discrimination et que, pour tout le reste, l’égalité envieuse règne en maître ?
Passion n° 3 : la table rase
Dans ses Réflexions, Burke insiste lourdement sur la prétention française à faire « table rase du passé ». À l’inverse, il fait l’apologie de la tradition, des coutumes et des préjugés dans lesquels il voit la meilleure protection de la liberté. Que la tentation de la « table rase » soit une constante de l’histoire politique de la France depuis la Révolution, il n’y a aucun doute à ce sujet : l’histoire institutionnelle de la France depuis 1789 en témoigne. Pourquoi réformer quand on peut tout changer ? Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? Malheureusement, le principe de la table rase a gagné depuis quelques décennies des terrains jusque-là préservés : les mœurs, la culture et l’enseignement notamment. Deux exemples en témoignent. Le « mariage pour tous », d’abord. Cette supercherie légale consiste à faire table rase des données sociales, anthropologiques, historiques et juridiques les plus évidentes. Mais qu’importe ! C’est l’occasion, théorie du genre à l’appui, de nier les identités les mieux établies et de « bâtir à neuf » sur le terrain du social et des mœurs. Peu importent les dégâts collatéraux. L’important c’est de faire table rase et d’égaliser par tous les moyens. Quelle hubris chez ces ingénieurs du mieux-être social !
Autre exemple, dans l’enseignement. Burke montre bien qu’une tradition n’était en définitive qu’une réforme réussie. Dans l’enseignement français, existait une réforme réussie qui était une tradition de premier ordre : l’enseignement des humanités, le latin et le grec qui ont permis à des générations d’élèves de comprendre la modernité à la lumière d’une tradition éducative profondément enracinée. Mais voilà : selon les pédagogues, cette vénérable tradition a le défaut de fonctionner. Alors, quoi de plus simple. Exit le Capes de lettres classiques. Exeunt les enseignements du latin et du grec du secondaire, sous couvert d’interdisciplinarité et des autres slogans habituels. Du latin et du grec, faisons table rase !
François Furet disait de la Révolution française qu’elle était terminée. Il avait tort. Car les pathologies françaises décrites par Edmund Burke en 1790 ont quitté le terrain du politique pour envahir le champ du social et de la culture.
Il reste que si l’on souhaite contrebattre ces pathologies françaises, Burke ne suffit pas. Il faut relire aussi les penseurs conservateurs et libéraux français qui ont tenté d’équilibrer notre vie politique et sociale en repensant l’articulation de l’autorité et de la liberté après la Révolution : Chateaubriand, Tocqueville, Renan, Taine, Prévost-Paradol, Jouvenel et beaucoup d’autres. Autant que Burke, ils sont d’une criante actualité.[/access]
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