En 1978, pour Charles Bukowski, les choses ne vont pas trop mal. Il boit toujours autant mais il écrit de plus en plus et il commence à être connu. La vie d’un écrivain, c’est toujours la même chose : une équation à trois inconnues entre le travail, l’alcool et la célébrité. Il faut savoir les doser, les tenir, ne pas se laisser désespérer par l’une ou par l’autre.
En plus, en 78, Bukowski a épousé une jolie fille, Linda Lee. Jolie comme on l’était dans les seventies. Linda Lee ressemble vaguement à Diane Keaton, elle a une chevelure bouclée afro, de celles qui donnent aux femmes de l’époque une allure à la fois calme et douce de mouton sexy qui appelle la caresse. Alors qu’en fait, à l’intérieur, c’étaient des anciennes dures. Elles avaient conquis de haute lutte toute une série de droits sur les campus du Flower Power, comme celui de brûler leurs soutien-gorges et le drapeau américain. Du coup, elles pouvaient se permettre d’être cools avec les hommes comme Buk et préférer la compagnie des rimailleurs dipsomanes à celles des cadres sup ou des écrivains calibrés pour les rentrées littéraires et les académies. Elles n’avaient plus rien à prouver.
Quand on lit Shakespeare n’a jamais fait ça (13ème Note édition), trente-cinq ans après, on s’aperçoit que les femmes d’aujourd’hui, c’est tout le contraire. Les filles ont l’air dures, s’harnachent comme des mecs, ont des sourires carnassiers et des muscles fitness. C’est pour mieux cacher qu’elles font partie des grandes vaincues du système, répudiées à cinquante ans par des maris volages et moins bien payées pour les mêmes postes alors qu’elles sacrifient pourtant tout à leur carrière.
Sur aucune des photos représentant Bukowski et Linda Lee dans Shakespeare n’a jamais fait ça, on a l’impression que Linda Lee souffre, bien au contraire, d’accompagner Bukowski dans son premier voyage en France et en Allemagne. Elle boit avec lui, tient l’alcool, panique avec lui quand il y a des problèmes de correspondance de train (rien de pire que les femmes qui veulent vous rassurer alors que la situation est vraiment inquiétante), le suit sur les champs de courses de Düsseldorf et le traite de débile quand il s’ennuie à la visite d’une cathédrale. Buk décrit bien cet amour-là qui ne doit rien à la morale ou aux manuels de bien-être conjugal : « Il m’a fallu cinquante six-ans pour trouver Linda et ça valait la peine d’attendre. Un homme doit passer par beaucoup de femmes avant de tomber sur la bonne mais, avec un peu de chance, il y arrive. S’arrêter à la première ou à la deuxième femme de sa vie est un aveu d’ignorance ; un homme n’a encore aucune idée de ce qu’est une femme. »
Shakespeare n’a jamais fait ça est un ouvrage de commande, inédit en France. Des éditeurs avaient demandé à Buk de raconter sa tournée promotionnelle entre Paris, Mannheim, Hambourg et Cologne. Le tout suivi par un ami, le photographe germano-californien Michaël Montfort. Les ouvrages de commande, pour les grands écrivains, c’est toujours la même chose : au début ils vous donnent l’impression de prendre ça par dessus la jambe et puis, malgré eux, la musique revient et le charme opère à nouveau. L’Allemagne, pour Bukowski, c’est un retour à des racines oubliées. Il y est né en 1920 avant que son père ne décide d’émigrer aux USA en 1923. Mauvaise Pioche : Bukowski grandira avec la Grande Dépression, ombre portée sur toute son œuvre que l’on a trop vite fait de réduire à des scènes de sexe dans des appartements miteux et de beuveries dans les bas-fonds de L.A. Bukowski, et Shakespeare n’a jamais fait ça, le rappelle assez bien, c’est avant tout un type qui a peur de la vie alors qu’il voudrait l’aimer. Mais il sait que si « l’amour est un chien de l’enfer », la vie ne vaut guère mieux.
Entre retrouvailles avec son pote le cinéaste Barbet Schroeder, passage catastrophique et mythique à Apostrophes, entretien avec les journalistes, lectures publiques, unique rencontre avec un oncle nonagénaire et évidemment souleries homériques, Buk joue plus ou moins à l’indifférent au début. Il s’intéresse davantage aux tavernes, à la qualité de l’hôtellerie ou à ce qui est buvable (pour lui, à peu près tout) mais on le sent vite gagné par une émotion qu’il refoule. Et quand le lecteur se demande où est, entre autre, le talent de Bukowski, c’est dans ce refoulement, ces larmes retenues à la lisière du Temps, en un mot ce maintien- même si le terme peut sembler paradoxal pour celui qui soigna avec méthode sa légende de « gros dégueulasse ».
A la fin de Shakespeare n’a jamais fait ça, on trouvera quelques témoignages et quelques poèmes inédits de Bukowski. On citera, avant de partir, ces quelques vers : « observer les buveurs de bière dans cette gare/de Mannheim, c’est voir une intime conviction/confirmée, publiquement manifestée : en se tenant debout dans l’histoire/et dans leur propre existence, ces types démontrent que vivre peut être épouvantable/par moments, et à d’autres moments… presque acceptable,/sans qu’il y ait de quoi tomber à la renverse:/ la bière n’est pas si mauvaise, le train va finir par arriver. »
Voilà, Bukowski, c’est ça : la bière n’est pas si mauvaise, le train va finir par arriver.
Charles Bukowski, Shakespeare n’a jamais fait ça , (13ème Note édition).
*Photo : Michael Monfort/13e note editions
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