« On peut rire de tout mais pas avec tout le monde », disait Desproges. Quand il était jeune journaliste, Bruno Patino a interviewé Pinochet à Santiago. Le dictateur a habilement retourné l’entretien et les deux hommes ont fini par rire ensemble. C’était il y a trente ans et ce moment l’obsède encore. Rire avec le diable est sa « confession ».
Les dictateurs révulsent tout autant qu’ils fascinent. Vous souvenez-vous de La Fête au Bouc, ce roman captivant dans lequel le grand écrivain péruvien Mario Vargas Llosa pénétrait les méninges du tyran Trujillo, pervers érotomane qui, trente années durant et jusqu’à son assassinat en 1961, terrorisa la République dominicaine ?
Il est des satrapes plus chanceux. Tel Augusto Pinochet (1915-2006), mort dans son lit à Santiago, âgé de 91 ans, sans avoir été puni pour ses crimes : le général putschiste, traître au président Allende qu’il renverse en 1973, prend la tête du Chili jusqu’en 1998, pour se faire ensuite nommer sénateur à vie. Jamais il n’a manifesté le moindre remords. La momie en fauteuil roulant a esquivé la prison en jouant au sénile.
Un 8 décembre 1992
Bruno Patino, président d’Arte, bien connu par ailleurs pour ses essais stimulants sur l’addiction aux écrans, l’invasion numérique et l’ère des réseaux (La Civilisation du poisson rouge, 2019, et Submersion, 2023, tous deux parus chez Grasset) ne s’est jamais remis, pour sa part, d’avoir, dans sa jeunesse, pu Rire avec le diable – titre de son nouvel opus.
Patino, en 1992, a vingt-six ans. Né d’un père bolivien, il est viscéralement lié à l’Amérique latine, cet « écran vierge sur lequel, dixit Régis Debray, les Européens projettent l’ensemble de leurs fantasmes politiques ». Jeune correspondant du Monde au Chili, le garçon avait déjà bourlingué, à 20 ans, sac au dos, sur les traces du Che,désormais otage « d’une mémoire dévoyée ».
Sept ans plus tard, raconte Patino, « j’arpentais Santiago à la recherche des traces de l’autre figure emblématique de mon éducation politique, le général Augusto Pinochet ». Et de revenir sur le golpe qui a porté au pouvoir ce second couteau d’une junte dont le journaliste débutant commence par circonvenir les affidés, « le général en chef étant inaccessible ». Parmi eux, l’ex-général en chef de l’armée de l’air, Gustavo Leigh, « pilier de la sédition, devenu avec le temps un des principaux opposants à Augusto Pinochet ». Patino le cherche plusieurs mois. Il finit par l’identifier sous le masque d’un agent immobilier qui, dit-il, « semblait sorti du film de Stanley Kubrick, un docteur Folamour ridicule et terrifiant ». Ce spectre lui fait un récit très éloigné de l’histoire officielle de la conjuration contre Allende : il dépeint un Pinochet peureux, « indécis jusqu’à la dernière minute » et qui hérite, sans mérite, d’un « pouvoir que personne ne voulait lui confier ».
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Par l’entremise de quelques oligarques bienveillants, Patino obtient enfin l’autorisation d’un entretien avec l’indéracinable caudillo du Chili. « Le 8 décembre 1992, je me présentai au siège de l’armée de terre, dans le centre de Santiago, un bâtiment carré situé à quelques dizaines de mètres de la Moneda. J’étais attendu. » Le récit de l’entretien avec Augusto Pinochet revêt la saveur d’un roman d’espionnage : « C’était donc cela, un dictateur ? Le dictateur. Le pouvoir sans limites. L’incarnation à la fois de ma fascination et de ma répulsion depuis tant d’années. » Patino tient le lecteur captif de son personnage, lui-même pris dans les rets du « bonimenteur sans foi ni loi », cet homme de petite taille à la voix « aigüe, flûtée, dotée d’un chuintement assez perceptible qui soulignait l’accent chilien d’extraction populaire », et qui bientôt lui met la main sur l’épaule, tente de l’attendrir en exhumant sous ses yeux un prétendu « Plan Z », pseudo-document de source étasunienne attestant qu’Allende aurait fomenté un coup d’État, puis en exhibant une carte postale signée d’une famille Pinochet… de Saint-Malo ! « Après tout, jeune Français, vous ne le savez pas, mais nous sommes compatriotes. » Piégé, le Patino ! « La conversation brouillait tous mes repères à mesure qu’elle passait de l’interview au badinage », écrit-il. Tant et si bien que pris dans un « échange abandonné à lui-même, désordonné et sans enjeu », voilà que Bruno Patino se surprend « aussi à rire de bon cœur ».
Prétendue démence
Trente ans après, cette « idée parasite » l’obsède toujours : « J’avais ri avec le diable. » Ce lointain « moment d’inattention agit comme une marée » sur lui. Il serait tentant de croire que Patino brode, n’était la cassette du dictaphone enregistreur de l’entretien, précieux incunable que le documentariste espagnol José-Maria Berzosa, cinq ans après, en un temps où l’intouchable sénateur Pinochet savoure sa victoire, s’est proposé d’utiliser en l’y confrontant dans un nouvel entretien, filmé, cette fois. Mais le 16 octobre 1998, le dictateur à la retraite est arrêté : « L’addition lui est présentée, de son vivant. » Les épisodes de sa déchéance se succèdent, jusqu’au « pitoyable refuge du militaire dans une prétendue démence qui lui permettrait d’échapper à la justice ». Le film ne se fera pas.
C’est allusivement que Patino évoque cette longue tragédie du Chili, les digressions historiques ramenant l’auteur à la hantise de ce moment d’exception où, cherchant avec candeur l’altérité du mal incarnée dans un monstre, il n’a trouvé qu’une marionnette cynique, « prête à revendiquer des complots qu’il n’avait pas ourdis, et à assumer sans trembler le déluge de violence qu’il avait provoqué ».
L’épilogue de cette haletante « confession » fait retour à Santiago, en 2024 où, ranimé, le souvenir « exprime aujourd’hui la menace diffuse d’un futur qui s’annonce ». Lequel ? Celui des « spin dictators », « nouveaux diables » qui « font mouvement grâce aux algorithmes ». Non sans emphase, pour finir, Patino se fait prêcheur : « Quand le sol de nos espérances se dérobe sous nos pieds et la ligne de fuite d’un futur désirable sort du cadre de notre possible, il nous faut compter sur nos derniers alliés. Les fantômes, la mémoire et les mots : c’est tout ce qui nous reste. » Avec le souvenir d’avoir été jeune, peut-être ?
Bruno Patino, Rire avec le diable, Grasset, 2024.