Bruno Le Maire est un homme politique normal âgé de 43 ans, qui a le cœur à droite et le sourire rassurant du gendre idéal. Les Français ont appris à le connaître il y a quelques années, quand il est devenu Ministre de l’agriculture du gouvernement de François Fillon, alors que notre pauvre France était encore plongée dans les ténèbres hideuses du sarkozysme. On connaissait donc l’homme politique au CV de surdoué (Normale Sup’, l’agrég, l’ENA…), l’ami de Dominique de Villepin – qui était un homme politique du vingtième siècle connu pour sa poésie diplomatique et ses brushings de concours – dont Le Maire ne rechignerait pas à emprunter le panache littéraire, ou encore le tout récent candidat outsider à la présidence de l’UMP. On ignorait presque totalement le Bruno Le Maire amoureux de l’Allemagne, et surtout le mélomane passionné. C’est ce dernier qui s’est fait connaître il y a quelques semaines en librairie à travers un opuscule d’une centaine de pages mystérieusement intitulé Musique absolue, et portant ce sous-titre plus qu’intriguant : « Une répétition avec Carlos Kleiber ». Le tout présenté comme un « roman » et édité chez Gallimard dans la collection L’Infini de Philippe Sollers – qui était lui-même un homme de lettres du vingtième siècle…
Qui est Carlos Kleiber (1930-2004) ? Au tout début du récit, le narrateur ne connaît pas le grand chef d’orchestre allemand. Il le découvre par hasard le jour de sa mort, quand une station de radio diffuse, en hommage, un enregistrement du maestro de Stuttgart dirigeant la Septième de Beethoven… « Beethoven était totalement nouveau à mes oreilles. Il avait une puissance inconnue. On aurait dit que le chef dirigeait avec une hache au bout du bras. Il cognait dans la musique, levait son bras, abattait son bras, cognait, cognait encore et la musique allait son chemin et lui la faisait aller plus loin encore ». C’est le coup de foudre artistique. Le narrateur, un personnage de journaliste malheureusement un peu falot sous la plume de Bruno Le Maire, commence par écouter tous les enregistrements du grand chef, visionner les rares captations télévisées de ses concerts, et entreprend finalement une enquête afin d’approcher la vérité de son héros. Carlos Kleiber, un héros ? Alors que le vingtième siècle est marqué par l’épanouissement des chefs d’orchestre stars (les Arturo Toscanini, les Léonard Bernstein, les Herbert von Karajan…) qui devinrent des figures quasiment populaires et ne rechignèrent pas à jouer le jeu du marketing et de la promotion médiatique, le légendaire Carlos Kleiber n’a jamais donné une seule interview. Un héros très discret donc, tout entier investi dans sa mission de transmission de la musique, et se mettant – à l’inverse de ses confrères bien ambitieux… – au service d’un nombre restreint de compositeurs et même d’œuvres. L’élégant travail de Kleiber est toujours dans la profondeur, mais sans ascétisme ou rigorisme ; et son charisme sobre est au service du répertoire.
Rome. Hôtel Hassler. Chambre 509. Le narrateur, au fil de son enquête musicale et introspective, retrouve la trace d’un ami de Carlos Kleiber, un violoniste qui a longtemps joué dans l’orchestre symphonique de Stuttgart sous la direction du maestro. Maniaque, hystérique, passionné, et prolixe, Nikolaus témoigne de sa relation professionnelle et amicale avec Kleiber, tandis que le magnétophone du journaliste français enregistre et que les bouteilles de vin blanc s’assèchent les unes après les autres au fil de la confession. La figure de Nikolaus n’a pas beaucoup plus d’épaisseur que celle du narrateur : octogénaire gagné par la maladie d’Alzheimer, autrichien longtemps exilé en Allemagne (« Je suis venu à Stuttgart pour mettre une frontière entre mon père et moi… »), homosexuel vivant en couple avec un hautboïste, cela s’arrête là… Le dispositif du récit s’efface derrière l’évocation de Kleiber.
Parmi les « clés » que Nikolaus donne à son interlocuteur pour mieux comprendre l’art du maestro de Stuttgart, il y a la question du rapport de Carlos Kleiber à son père. Foin de psychologie d’arrière cuisine ici; tout simplement, le père de Kleiber était déjà un chef d’orchestre important dans l’Allemagne d’avant-guerre, et son fils a dû se faire une place à l’ombre de cette référence écrasante. Carlos déclare à son ami Nikolaus, qui évoquait avec lui au soir de sa vie l’hypothèse un peu farfelue d’un nouvel enregistrement de la Huitième symphonie de Schubert : « Pour la Huitième, j’ai écouté les enregistrements de mon père et de Furtwängler. C’est inutile, je ne peux pas faire mieux ». Dont acte.
Bruno Le Maire évite l’écueil de réduire Kleiber à son misérable petit tas de secrets intimes. Il préfère mettre l’accent sur les traits de son caractère qui pouvaient avoir une incidence sur son métier, « Notez-bien – dit le témoin Nikolaus – il avait un humour fou. Surtout ne le décrivez pas en chef tatillon ! » Au fil du récit, on découvre un chef animé par une fantaisie pleine de fraîcheur, disant aux instrumentistes qu’il dirigeait : « Mettez un peu de malhonnêteté dans votre musique ! », les guidant en les embarquant dans des narrations imagées impliquant des femmes sexy et évacuant la tension et le trac en regardant, sans la moindre culpabilité, des épisodes du dessin animé crypto-situationniste Maya l’abeille avant ses concerts. Mais l’exigence s’impose toujours à l’ado un peu attardé qui avait accepté de donner un concert en échange d’une Audi – qui était une automobile confortable du vingtième siècle : « Carlos pouvait demander à ses musiciens des nuances techniquement impossibles à réaliser. Il en avait conscience, il les demandait malgré tout. (…) Il entendait une musique dans sa tête, il voulait que sorte la même musique de son orchestre : question de déontologie. A la longue cette rigueur a produit des effets désastreux sur sa santé mentale… »
Reste à comprendre le sous-titre. La répétition, qui n’est ni l’échauffement, ni le rabâchage, mais l’espace de l’expérimentation. « Répéter ne voulait pas dire, pour Carlos, reprendre cent fois les cinq mêmes mesures, dans une partition : répéter voulait dire tenter (…) La répétition démarrait au moment précis où il pouvait tenter ce que personne avant lui, vraiment personne, ne voulait avoir tenté. Ou osé tenter. Il disait : ‘Il faut tâtonner. Tout peut arriver si vous tâtonnez. Mais il faut tâtonner. Avancer en pleine obscurité, n’est-ce pas ? En pleine obscurité. » Une répétition qui s’applique aussi à la chose publique, comme le souligne Le Maire le politicien à travers son personnage de violoniste décati… « La politique est une répétition infernale : toujours les mêmes visages que l’on croise dans les couloirs des assemblées, toujours les mêmes réunions, toujours les déplacements en voiture, en train ou en avion, qui toujours inévitablement finissent par un discours soporifique… »
Européen convaincu (l’Europe, l’histoire, le pouvoir, l’universalisme, la poésie et l’Allemagne sont quelques uns des thèmes sous-jacents de l’opuscule…), citoyen du monde et surtout du monde de la musique, dépressif professionnel débitant son légendaire et continuel « Das hat doch keinen Sinn… » (« Cela n’a pas de sens… ») ; Carlos Kleiber, esthète taciturne, et chef d’orchestre absolu, va son chemin dans nos imaginaires. Ce qui n’a pas échappé à Bruno Le Maire…
Bruno Le Maire. Musique Absolue. Une répétition avec Carlos Kleiber (Gallimard)
*Photo : giu205
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