Bruno Lafourcade nous gâte. Deux livres d’un coup. Une nouveauté et une réédition. Deux ouvrages très différents qui prouvent, une fois de plus, qu’il est un écrivain indispensable pour nous aider à traverser notre époque.
En 2018, l’espiègle rédaction de L’Incorrect a remis le prix du Suicide littéraire à Bruno Lafourcade, pour son excellent roman L’Ivraie (Éditions Léo Scheer). Ce prix « a pour ambition de récompenser une œuvre romanesque, pamphlétaire ou poétique dont nous avons toutes les raisons de croire qu’elle vaudra à son auteur l’opprobre général, la condamnation morale, la mise au ban du milieu littéraire ou la fatwa. » Bruno Lafourcade a peu de chances d’être un jour goncourtisé ou trapenardisé – son dégoût de notre époque et sa plume incisive lui ferment à jamais les portes des prix et des salons littéraires mondains. Et c’est très bien ainsi.
Chroniques sur les offensés de toute obédience…
Dans ses chroniques de L’Intervalle entre le marchepied et le quai, Lafourcade passe à la moulinette les plus éminents spécimens de l’abrutissement en cours. De Benoît Hamon aux offensés de toute obédience, de Camélia Jordana à la famille Traoré, de Marie Darrieussecq aux journalistes acculturés, des écologistes à Virginie Despentes, tous reçoivent leur ration de taloches. Le style de Lafourcade emprunte à la fois au noble art et au combat de rue ; en deux ou trois pages, l’auteur foudroie sa cible. Il rappelle par exemple comment, immédiatement après l’assassinat de Samuel Paty, les dignitaires de LFI n’ont eu de cesse d’envoyer d’abord des messages aux « musulmans de France » qui souffraient, selon Mélenchon, « deux fois plus que les autres, parce que c’est dans leurs rangs qu’on a trouvé un assassin qui salit leur propre religion ». À rebours de la docilité des Insoumis, Lafourcade fait l’éloge de la haine : « Elle n’organise pas de lâchers de ballons, elle ne découpe pas des cœurs dans du carton, elle ne joue pas du John Lennon, elle n’allume pas de lumignons, elle n’organise pas de “marches blanches”, elle ne dit pas “stop à l’islamophobie” : elle désigne l’Ennemi. Non seulement la haine est légitime, mais c’est le seul sentiment que l’Ennemi respecte. » Sur un mode plus léger et drôle, l’écrivain imite à l’occasion le style claudicant d’une écrivaine illettrée ou celui, informe, d’une influenceuse analphabète, ou imagine de nouvelles personnalités politico-littéraires nommées Annie Diallo et Rokhaya Ernaux à qui il attribue un ouvrage à quatre mains, La France raciste de Zemmour et Millet, qui concurrence celui du Collectif des amis d’Alain Badiou, Comment Finkielkraut s’est nazifié.
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Comme pour contrebalancer l’écœurement provoqué par la description, même risible, des cancres littéraires et politiques de notre temps, Lafourcade consacre une de ses dernières chroniques à Pierre-Guillaume de Roux qui « avait tout lu et n’avait d’yeux que pour les livres ». Admiratif, il évoque l’élégance, la curiosité et le courage de cet éditeur qui a osé braver les « cognes des lettres » et publier des livres que la plupart de ses confrères n’osaient pas imprimer. Ainsi Lafourcade conclut-il sur une note amicale et nostalgique ses chroniques décapantes qui raviront tous les vilains qui abhorrent notre époque, sa bêtise chaque jour révélée, sa prétention injustifiée à se croire supérieure à toutes celles qui l’ont précédée, sa satisfaction étrange devant l’avènement d’une toute nouvelle et inquiétante post-humanité.
… et un roman
Dans un tout autre genre, Le Portement de la Croix est un roman « influencé par Bernanos », précise sa quatrième de couverture. Non loin du collège de la Croix-Juguet, établissement privé sis à Saint-Marsan, une statue de Jésus pliant sous sa croix est découverte dans une grange. On ne sait d’abord à quelle époque se passe ce roman. Une vieille dame entend des coups contre le mur de sa chambre et réclame un exorciste – le surnaturel est intemporel. Les choses se précisent lorsque l’abbé Lapeyre fait la connaissance de Vincent Barrault, l’adjoint à la culture de Saint-Marsan. Ravi d’avoir déjà monté « plusieurs gentilles bricoles » pour « faire parler du village », il ambitionne de créer l’association « Colère aveugle » afin d’améliorer « la visibilité de la communauté malvoyante, la diffusion de sa culture, et le combat contre l’image handicapante qui colle au visuel déficient ». Plus de doute possible, nous sommes au début du XXIe siècle – et le Malin, progressiste en diable, a pris ses aises. Mais l’abbé Lapeyre est imperméable au progressisme, y compris celui de l’Église. Il est, de son propre aveu, rigide et peu charitable – il écrase du talon la bonté anémique et la charité narcissique de cette époque irréligieuse et sermonne ses paroissiens : « Nous ne sommes pas là pour approuver notre temps, mais pour le refuser, mais pour le désavouer ; et nos contempteurs savent bien que nous sommes les derniers à refuser encore de composer avec l’époque, à nous opposer à sa marche, à faire barrage de notre foi à son rouleau compresseur. » Un soir que sa voiture tombe en panne, il coupe à travers bois et découvre un Chemin de croix enfoui sous les broussailles et les ronces.
La restauration de ce Chemin de croix ne dévoilera pas que les stations menant au Calvaire – d’autres choses seront révélées, qui concernent tous les hommes. Bruno Lafourcade charge l’abbé Lapeyre d’écrire les récits des personnages principaux et lui prête son style ciselé, descriptif et précis. À l’instar de l’abbé, l’écrivain Lafourcade refuse de composer avec son temps. Loin des styles relâché, nombriliste ou sociologique qui font les succès médiatiques et les prix littéraires, son Portement de la Croix s’élève avec une grâce inflexible au fil des pages, jusqu’au drame final, point d’orgue d’un roman entrelaçant des vies d’hommes dissemblables en tout mais qui, confrontés au bien et au mal, auront tous à faire un choix décisif.
À lire
L’Intervalle entre le marchepied et le quai, La Nouvelle Librairie, 2022.
Le Portement de la Croix, Jean Dézert éditeur, 2022.