Qu’est-il arrivé aux fils Malraux le 23 mai 1961 sur la route de Lacanche ?
De retour de Port-Cros, le lendemain du lundi de Pentecôte, le 23 mai 1961, à 20 heures, sur la route de Lacanche, l’Alfa Romeo Giulietta Sprint Veloce bleu des deux fils de l’écrivain et ministre André Malraux vient percuter un platane. Gauthier, 20 ans, et Vincent, 18 ans, qui conduisait, meurent à quelques heures d’intervalle. Ils étaient les enfants de Josette Clotis, compagne de Malraux, elle-même décédée le 1er octobre 1944, les jambes broyées par un train en gare de Saint-Chamand.
Un fils rejeté
Gauthier était le fils préféré d’André. Il avait le droit de porter le nom du père, pourtant marié à Clara Goldschmidt, alors que Vincent portait celui de sa mère. L’écrivain avait accepté la naissance de Gauthier, mais n’avait pas supporté celle de Vincent à une période où l’engagement sur le terrain des opérations titillait sérieusement le prix Goncourt 1933. Gauthier avait été admis à Science Po ; tandis que Vincent, écorché vif, fugueur, en conflit ouvert avec son père – dont le parrain, choisi par Josette Clotis, était Pierre Drieu la Rochelle… – avait le don de la peinture.
Le talent de l’auteur de ce roman d’espionnage, Bruno de Stabenrath, nous plonge dans la France des années 1960, riche en complots divers. Ainsi dépasse-t-on le cadre d’une histoire de famille célèbre accablée par la tragédie. Shakespeare reste tapi dans l’ombre et c’est John le Carré qui passe aux commandes. Bruno de Stabenrath, acteur, musicien, n’en est pas à son premier coup littéraire réussi. Il est l’auteur d’une dizaine de livres, dont les romans Cavalcade et Le Châtiment de Narcisse, et d’un essai, L’Ami impossible, consacré à Xavier de Ligonnès, son camarade de lycée.
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Vincent, le fils surdoué, mais rejeté par le père, fréquente une certaine Fabiola Guzman, 21 ans, riche héritière d’origine argentine, attachée de presse de la maison de couture Saint-Laurent. C’est elle qui offrira à Vincent le bolide au volant duquel il se tuera avec son frère ainé. Fabiola est l’amie du célèbre danseur russe Rudolf Noureev qu’elle va aider à passer à l’Ouest, malgré la surveillance du KGB, qui la soupçonne d’appartenir à la CIA. C’est également la période de la guerre d’Algérie. Le lecteur va alors croiser la route d’un tireur d’élite de l’OAS qui a pour mission d’assassiner le général de Gaulle, surnommé « Cyclope ». Malraux lui-même sera la cible d’un 7 attentat perpétré par l’OAS, le février 1962. Quant à la CIA, elle surveille étroitement de Gaulle ; la puissante agence craint en effet que le chef de l’État ne veuille liquider l’Algérie française, ce qui aurait pour conséquence de la voir tomber sous l’égide soviétique. Sans oublier que l’OTAN est sur la sellette puisque sa réorganisation est souhaitée par l’Homme du 18 juin…
Pas tendre
C’est également le moment choisi par le couple présidentiel américain, John et Jackie Kennedy, pour venir en France. Malgré la mort récente de ses deux fils, Malraux tient absolument à être présent au dîner organisé par de Gaulle en l’honneur des Kennedy. Le ministre, qui est toujours assis à la droite du chef de l’État lors du Conseil des ministres, est fasciné par la beauté de la First Lady, d’origine française. Il n’hésitera pas à « prêter » la Joconde à la National Gallery of Art de Washington. Bref, la mort rôde à tous les coins de rue. Dans un tel climat de paranoïa, Bruno de Stabenrath ne peut exclure la piste criminelle à propos de la sortie de route funeste des fils Malraux, d’autant plus que son récit fictionnel s’appuie sur de nombreux documents authentiques.
Reste le cas d’André Malraux dont l’engagement au service du général de Gaulle, donc de la France, force le respect. Bruno de Stabenrath n’est pas tendre avec lui, c’est le moins qu’on puisse dire. Parfois sa plume le griffe comme grifferait un chat – Malraux les adorait. Il lui reproche de n’avoir pas écrit une ligne sur la mort de ses fils, allant même jusqu’à citer le contre-exemple parfait avec Victor Hugo après la disparition accidentelle de sa fille, Léopoldine. Sophie de Vilmorin, sa dernière compagne qui dactylographia Lazare, livre éblouissant d’un Malraux revenu des limbes, écrit, dans Aimer encore : « J’irai jusqu’à dire qu’il n’était en deuil de personne. »
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Dans une lettre à Louis Guilloux, Malraux ose cette confidence : « Je ne crois pas que ce soit de vous montrer nu que vous avez peur : c’est de vous montrer tragique. Là-dessus, il y aurait trop de choses à dire. Mais en gros, il me semble que chacun de nous protège l’illusion qu’il a de sa grandeur, mais qu’il ne peut devenir grand qu’en risquant de perdre surtout cette illusion (ou cette réalité). »
On peut blâmer l’auteur des Antimémoires ; mais le condamner est plus discutable.
Bruno de Stabenrath, La jeunesse du monde, Le destin brisé de Gauthier et Vincent Malraux, Denoël.
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