Au premier tour des municipales, Bruay-la-Buissière a mis en tête le jeune député RN Ludovic Pajot. Certes épargné par l’immigration, ce bastion socialiste du bassin minier subit les effets de la désindustrialisation et le chômage. Reportage.
Rien ne m’aura été épargné. À la sortie de la gare de Béthune, un vent mauvais charrie des trombes d’eau autour de la statue de François Mitterrand. Le Pas-de-Calais rose n’est pas à une bourrasque près : neuf kilomètres plus loin, Bruay-la-Buissière risque de passer du socialisme municipal au lepénisme ch’ti. Une navette relie l’ancienne Bruay-en-Artois, tristement célèbre depuis l’assassinat d’une jeune fille en 1972 (voir encadré) à ses périphéries. Avec sa zone commerciale en extension permanente, son centre-ville atone et ses terrils, la cité minière de 22 000 habitants cherche un second souffle. Dans cette ville de grande solitude, tous les héros se sont pollués aux charbons de la mine.
Le jeune député RN Ludovic Pajot, 26 ans, s’inspire du modèle qu’a construit son comparse Steeve Briois à Hénin-Beaumont, autre localité minière sinistrée par la crise économique, pour briguer l’hôtel de ville. À une demi-heure de route l’un de l’autre, Briois et Pajot incarnent le marinisme social, l’un étant le fils d’un apparatchik communiste, l’autre ralliant massivement l’ex-électorat de gauche. Mineur retraité, le délégué CGT Francis Bricout s’en étrangle : « Pajot a fleuri la stèle en l’honneur des résistants communistes fusillés. Une gerbe de fleurs rouges sur une tombe du Parti communiste ! » Quoi d’étonnant là où le taux de chômage frise les 25 % et le Rassemblement national a atteint 46 % aux élections européennes ? Logiquement, la fermeture des puits et le chômage de masse ont progressivement multiplié le nombre de Bruaysiens réfractaires à la mondialisation : 56 % se sont opposés au traité de Maastricht en 1992 avant que 75 % disent niet au traité constitutionnel européen (2005). Sur un plan socio-économique, en trente ans, l’armée de réserve des chômeurs a succédé aux générations de mineurs encadrés et formés par l’appareil PC-CGT.
Mais si le RN progresse, sa stratégie locale mise peu sur la rhétorique anti-immigration, d’ailleurs de faible ampleur dans cette zone désindustrialisée où abondent les patronymes d’origine polonaise. Ni LREM ni LR n’osent prendre part à la guerre des gauches qui enflamme Bruay, la majorité municipale socialiste sortante s’étant fracturée en deux listes qui cumulent 56 % des suffrages au premier tour contre 38.6 % pour Ludovic Pajot. En ballottage défavorable, le RN attend son heure. Au point de ressusciter l’espérance ? Pas si vite. Dans cette classe ouvrière moribonde, des décennies de résignation ne s’évaporent pas avec des slogans.
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En pleine zone commerciale Porte nord, mon hôtel offre un poste d’observation idéal de la vie en chaînes. Supermarché Cora, Kiabi, Darty, But, La Pataterie, Subway et autres McDonald’s maillent ce paysage de villages-témoins constitués de lotissements plus impersonnels les uns que les autres. Pour contempler la brique rouge du Pas-de-Calais, il faut rejoindre le « cœur de ville ». En déshérence, ce dernier fait partie des 220 centres de villes moyennes qui bénéficient d’un plan national d’aide. Ici, les corons traditionnels voisinent avec quelques jolies villas, des immeubles sans âme et quelques trouvailles kitsch. À un carrefour, la friterie Ô Ch’ti Régal et son décor de bus londonien toisent un pot de fleurs géant vert pomme.
Au cœur du vieux Bruay, sur les 16 commerces du passage couvert La Flânerie ouvert en 1981 ne subsistent qu’enseignes décaties et locaux déserts. Place Jules-Marmottan, la statue nord-coréenne de l’ancien maire surmonte l’immense parking vide de la salle des fêtes, relique d’un des plus grands marchés de la région. Ce jour-là, le salon du jeu vidéo ne déplace pas les foules. Dans cette juxtaposition chaotique de quartiers disjoints les uns des autres, seule la commune associée de la Buissière a conservé son bourg quasi intact autour de la trinité église-mairie-commerces. Nul ne s’étonnera que les scores du RN y soient sensiblement inférieurs que dans le reste de Bruay.
Dimanche 1er mars, sur le marché de la rue Jules-Guesde, les premiers commerçants installent leurs étals dans un froid glacial. La bruine et l’ouverture de l’hypermarché le dimanche matin achèvent de clairsemer la foule qui se pressait jadis près de la gare désaffectée. À quelques pas de son siège de campagne, Ludovic Pajot distribue ses tracts en équipe. Beaucoup réservent un accueil chaleureux à ce jeune homme bien sous tous rapports. Aucun quolibet n’est échangé, y compris lorsque le favori du scrutin croise l’un de ses concurrents, Francis Macquart, à la tête d’une liste « citoyenne » et « apolitique » reçue avec une indifférence polie (4,83 % des voix). Ce géographe de formation arrivé il y a trente ans d’Hénin-Beaumont dresse un diagnostic des plus affûtés : « Bruay n’est jamais très loin des lieux de décision ou d’activité économique d’excellence. Arras, la capitale régionale de l’agriculture et de l’agroalimentaire, est à 30 kilomètres, la capitale de la Flandre, Hazebrouck, à 35 kilomètres, Lille à 45 kilomètres. Chacun doit trouver sa voie, mais on ne voit pas la ligne de force de l’économie locale. » Issu d’une famille de mineurs, Macquart cherche une porte de sortie pour cette ville « longtemps liée aux vieilles industries » en espérant que la région tire profit du Brexit et de sa relative proximité avec Londres, Bruxelles et Paris. « Il faut des réseaux d’échange entre des villes fortes que sont les métropoles. Ce sont les locomotives des territoires. » Certes, mais Bruay dans tout ça ? Conscient que la compétence économique revient à la région, le candidat indépendant – que Pajot caricature en macroniste honteux – loue « l’attitude volontariste de Xavier Bertrand dont profitent les agglomérations comme Lille, Amiens ou la couronne sud proche de Paris », sans se faire d’illusions sur les difficultés locales. Un temps, Bruay avait nourri l’espoir de passer de l’industrie minière à la carbochimie et à la plasturgie afin d’approvisionner les équipementiers automobiles. Prévues pour la reconversion des mineurs dès les années 1960, l’usine Bridgestone (Béthune) et la Société de transmissions automatiques (Ruitz), qui fabrique les boîtes de vitesse de Renault, comptent parmi les rares réussites industrielles du Bruaysis. À moins que le plan européen de fabrication des batteries automobiles ne profite véritablement au bassin local auquel 2 000 emplois sont promis. « Cela doit être le challenge de la prochaine mandature : faire venir des investisseurs et des classes moyennes », a annoncé Pajot. Reste à former la main-d’œuvre locale…
Au xixe siècle, grâce à son environnement campagnard autour de l’Artois et du Ternois, Bruay avait pu aisément pourvoir les mines en ouvriers agricoles reconvertis. Aujourd’hui, toute une génération sacrifiée se débat avec le chômage, les aides sociales et la désespérance. « Des gens de 50-60 ans avaient un boulot, l’ont perdu et n’ont jamais pu rebondir », déplore Macquart. Leurs enfants après eux n’ont guère envie de rêver, à moins de briller à l’école puis de s’exiler. Entre fuite des cerveaux et dépopulation, Bruay-la-Buissière s’enfonce dans la sinistrose. Aux queues des hypermarchés, les cortèges d’obèses donnent un aspect morbide au quart-monde. La faute à la désindustrialisation ? Pas seulement. Francis Macquart met également en cause la culture de l’assistanat. « Ici, culturellement, on est encore dans une forme d’héritage lié à la prise en charge des mineurs de la naissance jusqu’à la mort », tandis que l’éthique du capitalisme fleurit dans la Flandre voisine, où le chômage plafonne à 6-7 %.
Pour comprendre comment on est passé du capitalisme de papa à la perfusion de l’État-providence, il faut descendre dans la mine. Le voyage dans le temps commence au local CGT de Bruay. De ses années de blouson noir, Francis a gardé tatouages aux avant-bras et franc-parler. « On a tout perdu avec le métier qui a disparu. Tant qu’on trouvera des gens qui travaillent pour un bol de riz, sans sécurité sociale ni rien du tout, on fera faire du charbon n’importe où à n’importe quel prix. » Au temps glorieux des houillères, la vie n’était pas pour autant un fleuve tranquille. Si le père de Francis bénéficiait de la sécurité de l’emploi, du logement, de la médecine et du chauffage gratuits fournis par les Charbonnages de France, il n’a pu dépasser les 40 ans. En ce temps-là, les galibots du fond de la mine respiraient les poussières de charbon dès 12 ans, développant silicose, pneumoconiose et autres maladies pulmonaires. Malgré la réprobation paternelle (« Il répétait : “Plutôt que de le voir à la mine, je préfère lui casser les pattes”. »), Francis est descendu dans la mine à 17 ans pour nourrir femme et enfant. Sa bonne fortune ne lui a laissé aucune séquelle malgré un quart de siècle passé au fond et cinquante ans de militantisme communiste. « Il ne faut pas peindre le tableau tout en noir. On n’a pas travaillé de la même façon que nos anciens. Au bout de six mois, un mineur gagnait plus qu’un instituteur, qui était vraiment payé à la fronde ! Après vingt-cinq ans de fond, je suis remonté au jour quand on a fermé les puits. J’étais manœuvre dans la période où ils ont amélioré les logements miniers. » Dès 1979, Bruay a bouché ses mines, suivie par l’ensemble du Pas-de-Calais en 1990. De mémoire de Ch’ti, cette fin d’un monde fut rude à encaisser. L’exploitation du charbon avait débuté dans le département dès 1842, avant de traverser trois guerres contre l’Allemagne, la nationalisation en 1945, les grandes grèves de 1948, la récession minière puis une (courte) tentative de relance sous Mitterrand. « En 1981, la gauche étant arrivée au gouvernement, j’étais de ceux qui ont cru que la relance était partie. En fait, on n’a gagné rien du tout puisqu’on a continué à fermer les derniers puits de mine. » À Matignon, toute la bonne volonté de Pierre Mauroy, régional de l’étape, n’a fait que retarder l’inéluctable. Une fois le terrain remblayé, les soutènements abattus et l’accès au fond bouché, impossible de rouvrir une mine. Ne reste plus qu’à passer des terrils au lavoir pour en récupérer les derniers résidus de charbon. C’est d’ailleurs en 1983, au cours de ces années de transition, qu’a ouvert le Musée de la mine de Bruay, première patrimonialisation d’un passé bientôt révolu. Son conservateur, Didier Domergue, élevé dans une famille de mineurs, explique ainsi les causes de l’arrêt de l’industrie houillère : « On a commencé à arrêter l’extraction de charbon en 1960. C’est le début du déclin parce que l’Américain a poussé l’Européen à se chauffer autrement, au pétrole puis au gaz. Extraire le charbon demandait beaucoup de personnel et de matériel. Ça n’était pas rentable. » Guide au musée, Francis se souvient des opérations coup de poing de la CGT contre les bateaux d’Australie débarquant à Dunkerque remplis de charbon à moindre coût.
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Autant le Musée de la mine reconstitue l’intérieur d’une fosse et la culture ouvrière avec un zèle admirable, autant la Cité des électriciens fait figure de relique Potemkine. Cette ancienne cité minière, naguère noire de suie et pratiquement insalubre, a été soigneusement ripolinée pour y héberger artistes et curieux. Les prolos n’y retrouvent plus leurs petits, a fortiori lorsqu’une troupe de théâtreux folklorise le passé minier en jouant des saynètes d’époque. Le comique involontaire le dispute à la gêne du spectateur.
Au quotidien, la chaîne entre les générations essuie des coups bien plus violents. Épisodiquement, des bandes de jeunes provoquent des incendies criminels ou agressent gratuitement leurs aînés. Leur nihilisme à la petite semaine indigne bien au-delà des rangs lepénistes. Henri Bodelot, 84 ans, fils de mineur résistant communiste fusillé par les Allemands, s’agace de l’anomie ambiante : « Par le passé, dans les corons, les parents réprimaient tout mauvais acte des enfants. La police était faite dans chaque ménage. Aujourd’hui, beaucoup de familles n’éduquent pas leurs enfants. En février, des jeunes déscolarisés ont tapé comme des sauvages sur la voiture d’un couple de retraités. Une patrouille de police passait par là et leur a dit : “Allez à la fête foraine au lieu d’embêter les gens”. De mon temps, ils les auraient emmenés au commissariat. » L’oisiveté, mère de tous les vices ? En marxiste intelligent, Francis n’excuse pas davantage ces errements – « On n’avait pas de pognon, c’est pas pour ça qu’on a tout cassé. La classe ouvrière n’a plus de conscience de classe. Elle est mal éduquée politiquement et mal éduquée tout court. » Autrefois, comme dans la chanson de Ferrat, nombre de jeunes adultes entendaient devenir flics ou fonctionnaires. Après une double carrière de maçon et de postier, Bodelot a pu acheter et construire sa maison, conseillant à ses quatre enfants « d’être fonctionnaire le plus possible ». Bingo : deux de ses filles sont institutrices.
Heureusement, jeune n’est pas toujours synonyme de délinquant. Preuve en est faite au laboratoire de fabrication de Bruay où une conseillère en insertion professionnelle encadre des formations de six mois en numérique. Objectif : remettre sur les rails du travail 12 jeunes âgés de 16 à 25 ans. « Quelques entreprises du Pas-de-Calais commencent à chercher des développeurs et web designers. Sur dix offres d’emploi, il y en a deux sur le bassin d’emploi local et le reste dans les métropoles de Lille, Roubaix et Tourcoing. Je dis donc aux jeunes : “Faut partir !” » commente la tutrice. Beaucoup manquent d’estime de soi, peinent à maîtriser les codes sociaux et à échapper au déterminisme social. Arrière-petit-fils et petite-fille de mineur, Kevin et Alison sortent un peu du lot.
Étrangement, Kevin, 19 ans, sans diplôme, se destine au métier de chauffeur poids lourd après avoir obtenu son permis de conduire et achevé la formation informatique. « Le numérique me servira toujours, l’avenir est vaste », justifie ce rejeton d’un ouvrier du bâtiment qui s’est ruiné le dos. Quant à Alison, 21 ans, diplômée d’un bac pro gestion-administration, elle ne trouvait aucun emploi à la sortie du lycée. « On demande à chaque fois d’avoir une licence pour être secrétaire. » Et comme l’Éducation nationale ne propose pas de filière numérique proprement dite, la formation arrivait à point nommé. Fille d’un programmateur de robots lui ayant transmis l’atavisme familial, Alison va intégrer l’école du numérique Pop School de Lens. Même en ces temps de confinement, ne lui parlez pas de télétravail. Contrairement aux cadres en informatique chevronnés, les jeunes pousses du numérique n’ont aucune chance de trouver un emploi à distance. Il paraît qu’« open spaces », « co-working » et brainstorming requièrent une émulation collective. Ainsi les gens du Nord captent la lumière bleue qui manque à leur décor.
Le notaire et le petit juge
Bruay-en-Artois, 6 avril 1972 : la fille de mineur Brigitte Dewèvre, 15 ans, est retrouvée morte étranglée dans un terrain vague. Chargé de l’enquête, Henri Pascal, dit le Petit Juge, membre du Syndicat de la magistrature, inculpe un riche notaire, Pierre Leroy, sur la foi de son intime conviction. De passage près du lieu du crime en visite chez sa maîtresse, ce dernier devient l’homme à abattre pour la mouvance maoïste. Alors en plein essor, la Gauche prolétarienne de Benny Lévy et Serge July, futur fondateur de Libération, mène une « enquête populaire » synonyme de justice de classe. À Bruay, ses militants créent un Comité pour la vérité et la justice qui proteste contre la libération du notaire et le dessaisissement du juge Pascal. Avec le soutien de Jean-Paul Sartre, La Cause du peuple décrète : « Il n’y a qu’un bourgeois pour avoir fait ça », puis appelle au meurtre vengeur contre le notaire – « Nous le couperons morceau par morceau au rasoir ! – Je le lierai derrière ma voiture et je roulerai à 100 à l’heure dans les rues de Bruay ! – Il faut lui couper les couilles ! » Chez les mineurs du cru, qui vivent leurs dernières années d’activité, « les gens étaient agressifs. Il n’a pas fallu tisonner beaucoup le feu pour enflammer tous les corons autour. S’il y avait eu quelques gars plus culottés, ils auraient brûlé la maison du notaire et l’auraient pendu », se souvient le délégué CGT Francis Bricout. Finalement, la justice innocentera le notaire ainsi qu’un jeune homme qui s’était accusé du crime. Cinquante ans plus tard, le mystère reste entier.
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