L’attribution du Goncourt à Vivre vite pose la question, jamais résolue, de l’existence d’une écriture proprement féminine.
Après Annie Ernaux, prix Nobel de littérature, qui fut à l’origine d’une violente polémique (y compris au sein de Causeur), c’est au tour de Brigitte Giraud de recevoir un autre prix prestigieux : le Goncourt. Oh, cela a fait moins de bruit, elle est moins connue, donc a priori moins détestée qu’Ernaux. Cependant, le fait que ce soit encore une femme qui ait obtenu un prix littéraire a fait grincer les dents de certains. Je connaissais mal Brigitte Giraud, j’ai donc lu son roman : Vivre vite, que j’ai plutôt apprécié. J’y reviendrai toute à l’heure.
Ecriture féminine ?
Car je voudrais aborder une question qui me taraude depuis longtemps : existe-t-il une écriture féminine ? Une écriture spécifique aux femmes, qui apporterait une vision différente – de la vie, du rapport au monde, du style. Je répondrai d’abord que je ne sais pas.
J’ai d’abord pensé aux grandes écrivain(es) qui m’ont accompagnées, inspirées, que j’ai admirées, dont j’ai envié (et dont j’envie toujours), le talent. Prenons Colette et Sagan. Leur point commun ? De sacrées gonzesses, d’une liberté absolue, et qui ont repoussé toutes les limites. Souvent, leur légende les a précédées.
Nous retenons de Colette, la scandaleuse, celle qui dansait à moitié nue en 1910, sa bisexualité, son statut de « cougar ». Nous retenons de Sagan, la toxicomanie, le jeu, la vitesse, la douleur qui finit par transpercer la fameuse petite musique. Mais nous oublions trop souvent qu’elles sont surtout de très grands écrivains, terriblement modernes, qui ont inventé chacune un style, discrètement désenchanté pour l’une, foisonnant et sensuel pour l’autre. Deux façons d’être au monde, qui, finalement, se complètent. Elles ont vécu intensément pour écrire intensément, ou l’inverse.
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J’ai appris, dans un documentaire sur Sagan, que lorsqu’elle s’enfermait pour écrire, elle en ressortait transpirante, presque hagarde. La comparaison avec un accouchement vient immédiatement à l’esprit : d’ailleurs, Colette comme Sagan furent des mère atypiques. La littérature prend beaucoup de place. Je forme donc l’hypothèse, que l’écriture, chez les femmes, serait peut-être plus organique que chez les hommes.
Et puis tout bêtement, j’ai tapé « écriture féminine » sur Google. Et là, j’ai appris, qu’évidemment, elle avait été théorisée dans les années 70, par Hélène Cixous, Julia Kristeva, et Catherine Clément.
A la sauce féministe, bien entendu, mais pourquoi pas ? Entre Madame de Lafayette et George Sand, il n’y eut pas beaucoup de femmes écrivains en France.
Mais cela n’est pas la question, je suis tombée sur cette citation intéressante de Cixous (qui va en énerver plus d’un) : « L’écriture féminine place le vécu avant la langue, et privilégie l’écriture non-linéaire, cyclique, qui échappe au discours que régule le système phallocratique ». (Vous remarquerez qu’aujourd’hui, nos féministes n’emploient plus du tout le terme « phallocratique », c’est dommage.) Voilà qui met encore de l’eau à mon moulin. Et qui va me permettre d’aborder le cas de Brigitte Giraud.
Petite musique métallique
Vivre vite, c’est d’abord un titre qui parlera à tous les fans de rock’n’roll. « Live fast, die young », formule attribuée à Lou Reed, prescription qui a été suivie par bien des légendes du rock, surtout ceux du club des 27.
Giraud raconte la mort violente de son compagnon : par accident de moto. Tout le roman est sous le signe du rock’n’roll, ponctué par la bande son très Inrocks des années 90 : PJ Harvey, Sonic Youth, Dominique A. Mais surtout, avant de se tuer en moto, le « héros » du roman lisait Psychotic reactions et autres carburateurs flingués de Lester Bangs, critique rock américain de légende. Une sorte de Bible. Carburateurs. Motos. Fatum.
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Justement, le plus intéressant dans ce roman (qui a des aspects agaçants, notamment le côté très bobo du couple), en est la construction. Non linéaire. Point de veuve éplorée, mais une femme qui rétrospectivement se demande comment elle aurait pu enrayer le deus ex machina. Donc, elle forme des hypothèses. Des « et si ». Et si leur nouvelle maison n’avait pas possédé de garage ? Et si son compagnon n’avait pas accompagné leur fils à l’école ? Et si elle avait été auprès de lui, au lieu de faire la promotion de son nouveau roman ? Avec des « si », on mettrait Paris en bouteille. Mais cette construction est intelligente, évite le pathos, et la narration apparaît comme une boucle qui se fait et se défait.
La narratrice, quant à elle, est obsédée par les maisons. Par le nid qu’elle semble ne jamais habiter. On passe de l’appart un peu déglingué à la Croix Rousse à Lyon jusqu’à la jolie maison un peu excentrée. Avec un jardin. Et un garage. C’est elle, l’homme dans le couple, elle porte la culotte, son compagnon ne vit que pour la musique. Et sa maudite moto.
Le style est à son image, finalement assez « masculin », carré, sans chichis. Une petite musique un peu métallique. Et voilà que ma théorie tombe à l’eau. Cette femme, qui a tant souffert dans sa chair, écrit de manière « virile ». Il n’y a jamais de réponses.
Brigitte Giraud, Vivre vite, Flammarion, 2022, 198 pages, 20,00€. Prix Goncourt 2022.