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Bardot, le fantôme de notre liberté


Bardot, le fantôme de notre liberté
Brigitte Bardot. ©Mirrorpix/Leemage

Les carnets de Roland Jaccard


Bardot et les éternels endimanchés de l’ordre

En 1961, j’avais 20 ans. Rédacteur dans le quotidien socialiste Le Peuple, je tenais chaque semaine une chronique cinématographique. Bien sûr, j’avais vu Manina, la fille sans voiles (un titre prémonitoire) de Willy Rozier et j’avais été troublé par ce corps de rêve. Bien sûr, j’avais lu l’essai de François Nourissier qui traquait le mystère que cachait cette adolescente aux lèvres boudeuses. Bien sûr, quand Et Dieu… créa la femme sortit sur les écrans lausannois, je compris que plus rien ne serait plus jamais comme avant. Brigitte Bardot ne bouleversait pas seulement les codes cinématographiques : elle révolutionnait l’amour.

Dans Le Peuple, j’écrivais à son propos que les gens qu’une certaine intensité de jeunesse et de volupté révulsent me dégoûtent comme des peaux pas saines. « Nue ? Elle se baigne nue ? » Oui. Et comme tous les amis du soleil et de l’eau, elle rend encore plus ridicules les éternels endimanchés de l’Ordre.

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Bizarrement, avant Brigitte, il n’y avait personne. Personne, c’est-à-dire Martine Carol et Cécile Aubry, en oubliant Michèle Morgan qui avait de trop beaux yeux pour sa silhouette si bourgeoise. Aucune d’entre elles n’était capable de fixer nos rêves. Du côté de l’importation, rien de mieux… à moins de remonter à Louise Brooks. Greta Garbo était oubliée. Marlène Dietrich faisait peur. Rita Hayworth et Marilyn Monroe, on les aimait bien, un peu comme on admirait les Buick et les Packard géantes. Et on disait « non, merci » aux énormes maternités érotiques qu’incarnaient les Lollobrigida et autres Sophia Loren.

C’est alors que Vadim créa Brigitte Bardot. L’air perdu, la perversité, les folies au bord de l’œil et des lèvres, mais avec naturel et innocence. Brigitte devint à la fois la petite sœur joyeuse, enfantine, boudeuse, sensuelle, animale et le visage de l’éternel féminin à la dérive, l’idole des désordres du soir. Cela faisait trop longtemps que nous l’attendions.

Caprice et damnation

Avec son air d’enfant au bord de la faute, elle créait un équilibre instable entre le caprice et la damnation. Spontanée jusqu’au scandale, alors même que les magazines du monde entier se l’arrachaient, elle ne jouait pas un rôle. Elle vivait sa vie, tout en sachant instinctivement que la vie n’est pas juste : si l’on ne surmonte pas ses frayeurs ou ses faiblesses, mieux vaut se tuer. Elle tenta à plusieurs reprises d’échapper à la panique qui s’emparait parfois d’elle, mais la mort ne voulait pas d’un aussi gracieux cadeau.

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Quant aux hommes, elle ne leur demandait pas l’impossible. Elle symbolisait la femme libérée – son corps l’exprime admirablement –, mais qui, sa liberté une fois acquise, sacrifie son corps allègrement au désir de l’homme. Dans tous ses films, B.B. est une femme qui finit par se soumettre. Une femme vouée à l’homme, mais par choix. Cette femme-enfant illustrait à merveille les nouveaux rapports de l’homme et de la femme.

Oriana Fallaci, la résistante

Pendant que je voyais les films de Brigitte Bardot, ma mère lisait les articles d’Oriana Fallaci dans la presse italienne. Elle avait été une résistante. Elle était connue dans le monde entier pour la qualité de ses entretiens avec les grands de ce monde. Mais elle ne mâchait pas ses mots. Et, comme Brigitte Bardot, elle voyait poindre une nouvelle forme de soumission imposée à la femme. Toutes deux vomissaient l’islam. Toutes deux furent accusées de racisme. Toutes deux furent condamnées pour avoir eu raison trop tôt. Soudain, un cauchemar prenait corps : celui des femmes voilées. Celui d’un patriarcat triomphant. Celui d’une religion imposant une guerre dont personne ne voulait, mais qui mettrait fin à des années d’insouciance. Oriana Fallaci mourut d’un cancer. Brigitte Bardot préféra les animaux aux hommes. Une page se tournait. Oriana Fallaci avait prophétisé l’autodestruction de l’Occident face au monde arabe. Elle avait comparé l’islam au nazisme. Personne ne voulait y croire. Quant à Brigitte Bardot, elle n’était plus qu’une vieille excentrique tenant des propos inaudibles et soutenant un parti que les Français exécraient. Elle leur avait permis d’entrevoir ce qu’était la liberté. Ils avaient préféré la servitude. Comme toujours.

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Février 2018 - #54

Article extrait du Magazine Causeur




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