Et les Vikings inventèrent le Brexit


Et les Vikings inventèrent le Brexit
Le 25 septembre 1972, les Norvégiens rejettent par voie de référendum, l'adhésion de leur pays à l'Union européenne (Photo : AFP)
Le 25 septembre 1972, les Norvégiens rejettent par voie de référendum, l'adhésion de leur pays à l'Union européenne (Photo : AFP)

Vers le Nord compliqué, on ne s’envole pas nécessairement avec des idées simples. Disons plutôt : avec les siennes – ou celles qu’on a faites siennes, au croisement d’une histoire collective et de quelques affinités plus choisies. Oublierais-je que je suis français – farouchement – et catholique – plus mollement, c’est-à-dire plus totalement –, il se trouvera nécessairement quelqu’un pour me renvoyer à mon papisme originel, à mes penchants jacobins, à ma furia francese. À Oslo, plus qu’ailleurs encore. Mais alors on heurte, on frotte et quelque chose se produit – ce vieux miracle de l’étincelle. Éclairante.

Philippe Delerm n’étant pas scandinave, il aura fallu la dix-huitième gorgée de bière et que s’entassent quelques notes de 150 couronnes – témoins de notre participation aux caisses de l’État-providence – pour que mon vieux pote Emil consente à délivrer son verdict : Tout ça, c’est des conneries !

J’avais pourtant sorti l’artillerie lourde de nos sciences molles. Histoire, sociologie politique, économie. Tout, absolument tout, dans une belle convergence, expliquait le refus norvégien, par deux fois, en 1972 et 1994, d’adhérer à l’Europe (53 % de non en 1972, 52 % en 1994).

Un Nord beaucoup plus compliqué

Je vous la fais courte, on peut lire tout ça dix fois ailleurs : indépendante depuis seulement 1905, la Norvège a développé un état social et protecteur, original et peu compatible avec l’orientation libérale de l’Europe ; l’exploitation des hydrocarbures en Mer du Nord garantit, par ailleurs, un haut niveau de vie. Enfin, de la crise de l’euro à celle des réfugiés, le désenchantement européen est tel qu’aujourd’hui seulement 20 % des Norvégiens soutiendraient une adhésion à l’Union. On n’en parle même plus. Pour faire bonne figure, j’ajoutais les traditionnels clivages séparant élite et peuple, ville et campagne.

Emil a écouté poliment les explications du Français, enrobées d’un prudent « Je te livre ma grille de lecture, tu me diras ce que tu en penses ». Il s’est calé sur sa chaise, une fois, deux fois. Il a reposé son verre et mis ses coudes sur la table. D’un geste de la main gauche, il m’a demandé de m’approcher. Là, une lueur ironique a traversé ses yeux. J’aurais dû me méfier.

En somme, c’est « Voilà pourquoi votre fille est muette ! Tout est dit, décrit, déroulé. C’est bien. Pourquoi voyager ? Tu sais tout, tu sais tout déjà, alors pourquoi tu me demandes ? Tu y étais ? Non ? Et tu en fais quoi des 48 % qui ont quand même voté oui ? À la trappe ? À l’échafaud ? Qu’un sang impur abreuve nos sillons ? Tu veux démontrer et trancher, pas comprendre. »

Norway, one point. Je joue à l’extérieur, et j’encaisse.[access capability= »lire_inedits »]

Lacan au pays des bonnes âmes

« Il n’y a pas de rêve européen. Il y a autant de rêves européens que de nations européennes. » C’est un rêve de soi, positif ou négatif, le fantasme d’un soi autre et miraculeux. Les Espagnols voulaient tourner la page du franquisme, les Estoniens ou les Polonais du socialisme, les Roumains de leur folklore. L’Europe, c’est comme la définition de l’amour par Lacan : « Vouloir donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas. » Il suffit de regarder les Allemands : ils s’imaginent apporter un certain ordre, alors que c’est eux qui, de leur gestion chaotique des migrants à l’hérésie économique de leurs 250 milliards d’excédent commercial, sèment le désordre. Ah, selon les critères de Lacan, Angela Merkel est très amoureuse !

La Norvège l’a également été. Gro Harlem Brundtland en était le Premier ministre – Mor Norge, la mère Norvège, dit-on encore. Et on ne comprend rien au désenchantement européen des Norvégiens si l’on refuse de les accompagner dans cette parenthèse enchantée qui fut la leur à la fin du siècle dernier.

« À Oslo, nous étions tous européens. Enfin, moi, non, j’étais contre. Mais autour de moi, si. Mes parents, ma copine, mes amis, les profs, le garçon de café… Tout le monde. Presque. Avant le tournant du 14 novembre 1994, je dirais 75 %, et le jour du scrutin, encore 67 %. »

Un beau consensus à la scandinave dans les rues : les filles avec les badges « JA ! », les panneaux 4 sur 3 financés par la NHO (le patronat). Tel écrivain en vue se fendait d’une tribune dans Aftenposten, telle chanteuse populaire déclarait son enthousiasme europhile sur la NRK avant d’entonner le tube de l’époque.

À l’automne, de quoi rêvaient-ils ? Certainement pas de sortir de leur isolement. C’est une illusion rétrospective et eurocentrée. La Norvège n’est pas une île perdue au milieu de l’océan. Membre de l’AELE puis de l’EEE, membre de l’Otan dès 1949, le pays a toujours pleinement participé à la vie internationale. Les gens voyageaient déjà beaucoup. Le commerce était florissant. L’intégration européenne ne signifiait pas croissance, prospérité, ouverture. Tout cela existait déjà. L’argument en faveur du oui était celui-ci : quitte à être lié à l’Europe, autant faire partie de ses instances et y exercer une influence.

L’hallucination se présente rarement comme telle. En soi, c’est vrai, l’argument de l’influence possible est tout à fait raisonnable. De là à ce que des filles longues, aux cheveux blonds et lisses en viennent à porter un badge « JA ! », il y a plus qu’un pas. Qu’est-ce qui fait qu’on approuve un argument à même ses propres jeans, sur la cuisse ou près du sein ? La raison ?

La Norvège voulait devenir la bonne fée de l’Europe

Un désir s’était emparé d’une partie de la Norvège. Un fantasme puissant : devenir la bonne fée de l’Europe. Que l’Union soit traversée d’intérêts contradictoires n’était même plus un contre-argument. Bien au contraire ! Ravauder un monde déchiré par la brutalité des hommes, le faire avec patience et discrétion, au coin du feu, telle était, pour les tenants du oui, la destinée manifeste du petit royaume nordique. « Les Norvégiens étaient prêts à abdiquer leur souveraineté. Non pas pour un plat de lentilles, nous en avions largement assez, mais pour être là, à le mitonner pour la maisonnée. Comme vous dites en français : « ajouter notre grain de sel », mais un grain de sel qui change tout, un grain de sel magique », me glisse Emil en tournant une cuillère en bois imaginaire.

En 1994, l’heure n’était pas au doute. De Pinochet viré du pouvoir par les urnes, en 1988, à la Pologne postcommuniste des années 1990, l’histoire, dans une accélération vertigineuse, avait donné raison à la Norvège. Elle avait accueilli tant de réfugiés de ces deux pays ! Et surtout, plus récemment encore, il y avait eu « Oslo », les accords d’Oslo, témoins du caractère miraculeux de la diplomatie norvégienne. Les Norvégiens n’avaient pas aidé à résoudre un conflit territorial portant sur une lande aride quelque part entre un fleuve et une mer. Ils avaient réconcilié Juifs et Arabes, rien que ça ! Ils avaient aidé à ce que le lait et le miel se déversent dans les deux écuelles. Il faut se souvenir de l’impact de ce succès diplomatique et de l’inconscient religieux qu’en sourdine il avait réveillé. Le Messie serait une femme mal attifée mangeant des harengs au petit-déjeuner. Qui aurait pu en douter ? « Imaginons une seconde les nouveaux miracles que notre Premier ministre, Gro Harlem Brundtland, aurait pu réaliser dans votre bonne Europe… »

Tout ça s’est cassé la figure. C’est le problème avec les fantasmes : ils saisissent les foules mais retombent. Quelqu’un dit « non », au bon endroit, au bon moment. En 1968, « Charlot, des sous ! » renvoie de Gaulle et sa grandeur à la réalité des feuilles de paye. En 1989, la foule de Dresde répond « Nous sommes le peuple » à la « police du peuple ». Quelques mots deviennent conducteurs et l’énergie potentielle du réel malmené se transforme en énergie cinétique des foules.

Après la victoire du oui en Suède, le 13 novembre – la chronologie des référendums de 1994 avait été choisie pour créer une dynamique du oui –, les opposants à l’adhésion croyaient la partie perdue. Gro Harlem Brundtland décide – courage ou certitude de soi ? – d’affronter ce qui reste du non en son épicentre : Tromsø, petite ville de pêcheurs à l’extrême nord du pays. Elle emmène son comparse suédois Ingvar Carlsson, socialiste comme elle, européen comme elle. La télévision est convoquée pour retransmettre ce grand moment du triomphe de l’autorité ferme et bienveillante, de la pédagogie à l’usage des gouvernants et des peuples.

Dans un éclair de génie, les nonistes prononcent le ravageur : « C’est le début de la semaine suédoise ! »

Mobilisation contre la mort de Tromsø, l’âme du pays

Sur place, une bronca attend Gro et Ingvar. Toute la ville est dehors qui brave le froid et la nuit polaires. Les pêcheurs ont mobilisé autour d’eux toute la population de l’île : du fait de la politique commune de la pêche, l’adhésion à l’Europe signifie la mort économique de Tromsø. Ils se battent non seulement pour leur gagne-pain, mais pour leur terre, leurs maisons, leurs écoles, leur hôpital… Le non s’étale partout : affiches, pancartes, chaîne humaine avec lampions dessinant les lettres du refus NEI.

Tromsø, c’est l’âme du pays. Le village d’irréductibles Vikings. La Norvège immémoriale des bateaux et des tempêtes. C’est de là que le roi est parti en exil, le 17 mai 1940, et chaque Norvégien connaît les vers de Nordahl Grieg : « Aujourd’hui, la hampe du drapeau est nue… », équivalent norvégien du « Frères, sœurs, mes amis… » des Soviétiques ou du « Une bataille mais pas la guerre » de notre 18 juin. Le refus viscéral, vital, farouche des pêcheurs de Tromsø – et du docteur, et du postier, et de son fils, et de sa femme – apparaît sur tous les écrans de télévision du pays. Il parle aux résignés. Il parle aux hésitants, aux timides. Et aux intimidés.

Le non ne cédera plus un mètre de terrain. À l’autre bout du pays, c’est décidé : on ira manifester dans la capitale du oui, au cœur d’Oslo. On emmènera Papy. On convaincra la voisine, le collègue, et même le gros Bjørn qui-dit-jamais-bonjour-c’lui-là. Succès total qui sidère un oui jusque-là confiant. La dynamique a changé de camp. Et le 29 novembre, dans une mobilisation électorale sans précédent (90 % de participation), la Norvège dit non, à 52 %.

« Vous reveniez de loin », dis-je à mon ami. « C’est vous qui l’avez échappé belle. Imagine un peu la présidence tournante confiée à Gro Harlem Brundtland… La Merkel, à côté, c’est de la rigolade. »

Aujourd’hui, seul un Norvégien sur cinq souhaite l’adhésion de son pays à l’UE

Aujourd’hui, les sondages indiquent que seul un Norvégien sur cinq souhaite l’adhésion de son pays à l’UE. L’affaire semble pliée, définitivement. Il y a bien encore un « mouvement européen » mais il ne compte plus que deux mille membres, et la NHO lui a coupé tout subside. En face, l’association qui réunit les opposants à l’UE dénonce avec vigueur le « scandale démocratique » de ces quinze mille lois et règlements imposés par l’Union via l’Espace économique européen dont la Norvège est membre. On les écoute poliment. Le livre de Dag Seierstad, Folket sa nei (« Le peuple a dit non »), qui raconte l’histoire du mouvement antieuropéen a eu son petit succès. Atle Simonsen, le leader des jeunes du Fremskritt (parti dit populiste, censé être eurosceptique et membre de la coalition au pouvoir) déclare que la Norvège devrait sortir de Schengen. Il est recadré par Anders Anundsen, le ministre de la Justice du même parti. Un article pour l’un, un article pour l’autre. Dix commentaires de lecteurs – pas même un « troll », c’est un comble pour la Norvège ! Statu quo et indifférence. Il y a quelques années, on expliquait cette absence de débat européen par la situation économique florissante du pays face à une Europe mal en point. On explique aujourd’hui que c’est la crise liée à la baisse du prix du pétrole qui explique ce repli sur soi. Allez savoir !

« J’aime bien ta phrase de Lacan, “quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”, me glisse Emil qui a subitement la bière triste. « Que le monde ne veuille pas de nos bienfaits, c’est évident. Le processus de paix au Moyen-Orient, l’évolution de Walesa en Pologne, le Chili démocratique et ses inégalités records… On frise la conspiration mondiale contre toutes nos idées. Mais nous ? Est-ce que nous sommes si bons, si raisonnables ? Tu es allé au mémorial des victimes de Breivik ? »

Je hoche la tête et ne dis rien. Je pose ma main sur l’épaule d’Emil. Je te raccompagne, camarade ?[/access]

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Avril 2016 #34

Article extrait du Magazine Causeur



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