Quand nos braves compatriotes choisissent leur président, l’heureux élu s’installe avec l’agenda que le système a confectionné pour lui: relever les défis et saisir les opportunités de la globalisation, renforcer l’intégration européenne, renforcer la compétitivité du site France, combattre les dérives xénophobes. Mais, depuis 2007, que d’imprévus ! Grande récession occidentale de 2008, crise de l’euro de 2010, printemps arabes de 2011, guerre terroriste et crise des migrants de 2015 et, last but not least, référendum anglais du 23 juin prochain. Désormais, l’imprévisible prend le pas sur le prévisible et gouverner n’est plus prévoir mais courir éteindre les foyers d’incendie qui se déclenchent l’un après l’autre.
L’intense débat qui agite nos amis anglais concernant l’appartenance du Royaume-Uni à l’Union européenne est réjouissant. L’État britannique fait jouer la procédure référendaire que les républicains et les socialistes français ont enterrée après le revers du 29 mai 2005. Mais David Cameron a pris un risque calculé en arrachant à l’UE des concessions majeures : possibilité d’échapper à des règles européennes indésirables, maintien des règles financières sur les marchés anglais et faculté de supprimer l’accès aux prestations sociales pour les non-Anglais, y compris pour les ressortissants non britanniques de l’Union. Il fait désormais campagne pour le « oui » avec de nombreux appuis dans les cercles influents du pays. Pour dégager les enjeux de l’affaire, mettons-nous à leur place.[access capability= »lire_inedits »]
Pour le « non »
L’ex-maire de Londres, Boris Johnson, s’est porté en tête des partisans du retrait avec un argument simple : redonner au Parlement national la plénitude de son pouvoir ! Plus de quarante années d’expérience anglaise au sein de l’Union ont montré que le Parlement ne disposait plus d’un pouvoir entier sur des sujets cruciaux, à commencer par l’essentiel : décider des dépenses et des taxes. Le Trésor de Londres injecte chaque année 10 milliards de livres sterling dans la caisse européenne sans retour véritable[1. Une fraction importante finance les fonds de cohésion structurels européens au profit des pays pauvres et sous-équipés de l’Union.] pour l’économie et la société britanniques. Le gouvernement est soumis aux procédures de supervision budgétaire de Bruxelles en dépit de sa non-appartenance à l’euro. Enfin et surtout, l’Angleterre doit respecter les règles de libre circulation des personnes au sein de l’Union.
C’est évidemment la crise des migrants qui a mis le feu aux poudres. Jusqu’à 2015, le marché du travail anglais a accueilli des millions d’étrangers : des employés peu qualifiés d’Asie ou d’Europe centrale et orientale, voire des pays du sud de l’Europe ravagés par la crise de l’euro, mais aussi du personnel qualifié dans les services financiers, Français en tête. Six mille de nos compatriotes travaillent pour la City. Depuis 2007, deux millions de ressortissants de l’Union se sont installés outre-Manche, c’est la « fair immigration », ou en français « immigration choisie ». Elle comble les pénuries de main-d’œuvre dans les secteurs comme le bâtiment et fait appel à des talents pour doper les rendements des services financiers.
La crise des migrants du Moyen-Orient et d’Afrique a rebattu les cartes : elle ressemble à une invasion et dévoile l’incapacité politique du système européen. L’Union a montré qu’elle ne disposait pas des attributs de la souveraineté, c’est-à-dire la maîtrise des frontières. Non seulement l’Angleterre n’est plus pleinement souveraine, mais l’instance de substitution, ne l’est pas non plus.
Pour le « oui »
Énonçons d’abord les arguments spécieux. Le premier évoque le risque pour les entreprises anglaises de se voir fermer les marchés de l’Union. Il est absurde formellement et substantiellement. Comment celle-ci pourrait-elle se fermer aux biens et services anglais alors qu’elle est ouverte aux marchandises et aux capitaux du monde ?
Le deuxième argument spécieux émane de Christian Noyer, authentique représentant de notre énarchie. Celui qui vient d’abandonner le poste de gouverneur de la Banque de France met en garde les Anglais contre le risque de voir les transactions en euros quitter la City pour s’effectuer sur le continent, reprenant un argument avancé en 1999, quand l’Angleterre renonça définitivement à la monnaie unique. Contrairement aux annonces, la City a conservé son rôle prééminent dans les transactions monétaires et financières, tandis que Francfort est resté une place de second rang. Pour la bonne raison que, ce qui fait la différence, c’est la qualité de la place financière et non la monnaie du pays. C’était vrai en 1999, ça l’est toujours en 2016.
Mais il existe aussi deux arguments sérieux en faveur du oui. D’abord, le pouvoir d’influence conquis pas les Britanniques au Parlement européen, à la Commission ainsi qu’au sein des conseils des ministres et des chefs d’État. Rien ne saurait mieux illustrer ce point que le rôle joué par Jonathan Hill, commissaire chargé de la stabilité financière, des services financiers et de l’union des marchés des capitaux. Nommé en septembre 2014, il s’évertue à libéraliser encore plus les services financiers européens et vient de faire adopter par les gouvernements un projet qui permettrait de relancer la « titrisation », cette merveilleuse machine à créer du crédit qui a débouché sur la grande crise financière américaine, espagnole, irlandaise, mais aussi anglaise[2. Les banques anglaises sont presque toutes étatisées.]. Bien entendu, on prendrait cette fois-ci les précautions nécessaires. Sans s’attarder sur le bien-fondé de cette mesure, elle montre comment le Royaume-Uni peut faire avancer ses intérêts et ceux de la City. Or, en cas de « Brexit », la proposition de leur commissaire deviendrait caduque. Et la City perdrait un atout potentiel. God save the City ! Voilà sans doute l’argument qui pourrait s’avérer décisif pour le « oui ».
Ensuite, la crainte de voir l’Europe, une fois l’Angleterre détachée, se laisser tenter par le protectionnisme. L’argument est formellement absurde. C’est l’Angleterre, accablée par un déficit commercial record, qui devrait pouvoir envisager certaines mesures de protection commerciale. De manière symétrique, on ne voit pas l’Allemagne accepter une politique qui mettrait en danger ses formidables exportations ! Mais il faut ici faire la part de l’idéologie anglaise ancrée dans le libre-échange, considéré comme bénéfique pour elle et pour le reste du monde, depuis l’abandon des Corn Laws en 1846.
Le « Brexit » et nous
Mais qu’en est-il du « Brexit » si on le considère de l’extérieur ? Ce qui devrait sauter aux yeux de tous, c’est que la victoire de David Cameron a ouvert un précédent. Si le « oui » l’emporte, tout pays membre de l’Union pourra entrer en négociation avec le système européen en demandant d’être délivré de ses contraintes négatives : Schengen, la directive dite Bolkestein sur les travailleurs détachés, la doctrine de la concurrence « loyale et non faussée », sans oublier le sacro-saint Traité de stabilité budgétaire[3. Incriminé par François Hollande durant sa campagne, accepté par lui en juin 2012, placé sous la supervision de Pierre Moscovici nommé commissaire en 2014.]… Quoi qu’il arrive, à partir de considérations très terre à terre, David Cameron a peut-être ouvert la voie à un démembrement progressif de l’intégration européenne. Il aurait alors tué l’Europe voulue par François Mitterrand et Jacques Delors. François Hollande, leur fidèle disciple, s’en est-il aperçu quand il a souscrit aux exigences du Premier ministre anglais ?[/access]
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