Michel Barnier et David Davis, les deux négociateurs du Brexit pour l’Union européenne et la Grande Bretagne, sont engagés dans un dialogue de sourds. Sans doute faut-il mettre leurs surdités respectives sur le compte de leurs univers mentaux divergents.
Bien sûr, Barnier ne représente pas la France dans ces discussions. Il suit les « Orientations du Conseil Européen pour les négociations sur le Brexit ». Un vétéran de la diplomatie britannique commentait récemment : « Je n’ai jamais vu un texte aussi éloigné du principe du donnant-donnant, qui est en général reconnu comme le cœur des négociations entre démocraties ».
Un problème napoléonien
Un négociateur allemand notait cependant que le mot le plus important de ces « Orientations » est qu’elles pourront être « adaptées ». C’est un vocabulaire qui parle aux Britanniques – celui du marchandage. Mais ce n’est pas l’idée que les Français se font d’un traité. Et malheureusement pour David Davis, le ministre anglais du Brexit, il doit discuter avec un Français.
Ce problème date de plus de deux siècles. Bien avant Juncker-Barnier, les Anglais se souviennent du duo Bonaparte-Talleyrand. En 1802, après une longue guerre sans vainqueur, les deux pays signèrent le Traité d’Amiens.
Ce compromis aurait pu donner à l’Europe la paix pour trente ans. Mais après quelques mois de chamailleries, les relations furent coupées. S’en suivirent treize années de guerre et de dévastations. Napoléon essaya de détruire l’économie britannique en interrompant son commerce avec le continent. La Grande-Bretagne répliqua, contournant le blocus et renforçant sa domination commerciale dans le monde. Cet épisode sanglant prit fin à Waterloo.
Paix rigide contre « paix expérimentale »
L’origine du désastre vient des conceptions très différentes que chacun se faisait d’un traité de paix. Pour les Anglais, c’était un premier pas vers une coexistence acceptable. Il impliquait de futures concessions et des signes de confiance de la part des deux parties. Le roi George III parlait d’ « une paix expérimentale ». Mais pour les Français c’était un texte rigide que les Britanniques devaient respecter à la lettre. C’était l’issue des négociations, pas leur début. Il n’y avait pas d’autres sujets à discuter.
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Les Français envahirent la Hollande, étendirent leur emprise sur la Suisse et l’Italie, continuèrent de nuire au commerce anglais et firent ouvertement des préparatifs pour envahir l’Empire ottoman. Quand les Anglais protestèrent, Talleyrand leur répondit que ces sujets n’étaient pas couverts par le Traité d’Amiens, et refusa toute discussion.
La rupture eut lieu au sujet de Malte. Les Anglais avaient libéré l’île, mais le Traité prévoyait leur départ. Ils rechignèrent à la quitter, surtout à cause des menaces françaises sur la Turquie. Les Français insistèrent, Napoléon allant jusqu’à crier publiquement sur l’ambassadeur britannique que l’Angleterre devait remplir ses obligations à la lettre. Les Britanniques, jugeant que l’absence d’accord valait mieux qu’un mauvais accord, donnèrent un ultimatum à la France puis déclarèrent la guerre.
« Les Britanniques fuient les principes »
Ce genre d’incompréhension traversa les générations, même quand les deux pays étaient en bons termes. Les Britanniques voulaient une relation large mais imprécise, reposant sur une coopération concrète. Les Français cherchaient des accords écrits et contraignants, fondés sur les principes définis. Le grand ministre des Affaires étrangères, Lord Palmerston, disait « qu’il n’est pas d’usage pour l’Angleterre d’accepter des accords prévoyant des cas qui ne se sont pas encore posés ». Son successeur, Lord Granville, y fit écho en précisant que la pratique britannique était « d’éviter des arrangements futurs pour répondre à des éventualités qui arrivent rarement de la manière dont elles ont été envisagées ».
Lord Curzon fut moins stoïque. Après une rencontre longue et stérile avec un Raymond Poincaré obstiné, il sortit en pleurs en disant : « je ne supporte pas cet horrible petit homme. Je ne le supporte pas ! ». De leur côté, les Français se plaignaient constamment que les Anglais ne pensent pas « logiquement ». Dans les années 1920, André Tardieu déplorait « la répugnance des Anglo-saxons pour les constructions systématiques de l’esprit latin ». Rien n’avait changé en 2003 quand un diplomate britannique commentait que « les Français sont le plus à l’aise quand ils peuvent définir un ensemble de principes… Les Britanniques fuient les principes ».
Les araignées contre les fourmis
Les racines de ces différences sont profondes. Le droit romain, remontant à l’empereur Justinien et à sa forme moderne qu’est le Code Napoléon, fonctionne par l’application de principes généraux immuables. La Common Law des Anglo-saxons recherche des résultats pratiques. De fait, les juges anglais commencent parfois par trouver une solution avant de rechercher les justifications légales qui la fonderaient. Comme le dit un grand juriste américain, Oliver Wendell Holmes : « la vie de la Common Law n’est pas la logique, mais l’expérience ».
La façon de penser des Britanniques a aussi été façonnée par l’empirisme de Francis Bacon, un pionnier de la méthode scientifique moderne. Il se méfiait des « hommes de théorie » et des « raisonneurs » qui plaçaient les idées métaphysiques avant l’expérience pratique : « les raisonneurs ressemblent aux araignées qui tissent leurs toiles à partir de leur propre substance », alors que « les empiriques sont comme des fourmis : ils ne font qu’amasser et utiliser ». L’influence du rationalisme de Descartes en France contraste fort avec celle de Bacon en Angleterre.
Pour les cartésiens, la compréhension des choses commence par les idées dans l’esprit. La théorie d’abord, la mise en œuvre après. La fierté des Français d’être cartésiens est proverbiale.
« Quand on a raison, on ne fait pas de compromis »
Tout ceci place les Anglais et les Français dans des états d’esprit très différents autour d’une table de négociations. Les Britanniques sont réticents à définir des objectifs a priori. Pour eux, la négociation est un processus expérimental pour trouver un accord acceptable par les deux parties. Comme l’a dit un haut fonctionnaire anglais : « les Britanniques se mettent à la place de la personne avec qui ils négocient… les Français n’ont pas de désir de comprendre ce qu’il y a dans la tête des autres ». Au contraire, les Français adoptent ce qui leur semble un ensemble de principes cohérents, et ils les défendent rigoureusement. Un diplomate français le dit : « quand on a raison, on ne fait pas de compromis ».
Le Premier ministre britannique, Harold Macmillan, se plaignait ainsi du général de Gaulle : « Il n’a pas l’air d’écouter les arguments. Il ne fait que répéter sans fin ce qu’il a déjà dit ». Pour les Britanniques cette attitude inflexible est arrogante, pour ne pas dire de l’obstruction. Mais les Français jugent que la réticence des Anglais à définir des principes est un manque de préparation, ou pire, une tentative de la « Perfide Albion » de les berner.
Les autres différences culturelles n’améliorent pas les choses. Dans les négociations, les Britanniques essaient d’être détendus et aimables, et d’améliorer l’atmosphère avec de l’humour – le style naturel du ministre du Brexit David Davis. L’attitude des Français est nettement plus formelle : ils prennent souvent les familiarités et les blagues des Anglais pour un manque de respect et de la superficialité. De leur côté, les Anglais sont frappés par la facilité avec laquelle les Français se mettent en colère ou entrent en confrontation – sans doute pour manifester leur autorité et leur conviction.
Les Anglais « mettent l’accent sur les solutions », les Français « sur les problèmes »
Les milieux d’affaires sont familiers de ces différences. La Chambre de Commerce française en Grande-Bretagne a publié en 2014 un admirable petit manuel sur les comportements de chaque nation, dont le titre sonne comme un avertissement : Le piège de la ressemblance. Il souligne que les Anglais préfèrent « aller vite » quand les Français « n’aiment pas qu’on les presse ». Les Anglais « mettent l’accent sur les solutions », les Français « sur les problèmes ». Les Britanniques, « regardent positivement le compromis, vu comme du pragmatisme ». Pour les Français, « le compromis peut signifier que leur position initiale n’était pas bien fondée ». Et pour couronner le tout, les Britanniques « sont des partisans du gagnant-gagnant », et « s’engageront dans des efforts pour construire des relations de long terme bénéfiques aux deux parties ». Alors que, de leur côté, les Français « sont des partisans du je-gagne-tu-perds, ne semblant pas prêter attention aux risques de rupture de la relation ».
Cependant, s’ils trouvent que leur interlocuteur refuse d’accepter leur logique impeccable, les Français appliqueront différemment la logique en signant souvent un accord de dernière minute. Et si l’araignée cartésienne Barnier vient à bout de la patience de la fourmi baconnienne Davis, et que les parties ne se mettent pas d’accord sur le montant de la note à payer pour quitter l’Union européenne, il est possible que la solution cartésienne viennent des Britanniques : s’en remettre à un arbitrage international dans le cadre des mécanismes de la Cour internationale de Justice de La Haye. Peut-être alors que l’Union européenne et les Britanniques trouveront un accord mutuel et bénéfique sur leurs futures relations commerciales.
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