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Brexit: un crime sans châtiment?


Brexit: un crime sans châtiment?

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« L’économie britannique résiste au Brexit » titrait Le Monde il y a quelques jours. Et voici les premières lignes de l’article : « Jusqu’ici, tout va bien… L’économie britannique est-elle comme l’homme qui a sauté d’un immeuble dans le film La Haine, de Mathieu Kassovitz, en 1995, ne sachant pas encore qu’il va s’écraser ? Ou se révèle-t-elle plus solide que prévu ? Les premières statistiques économiques publiées depuis le Brexit – le référendum s’est tenu le 23 juin – indiquent une robustesse inattendue. “Il est encore trop tôt pour tirer des conclusions, mais, pour l’instant, ça va ”, reconnaît John Hawksworth, économiste en chef chez PricewaterhouseCoopers. »

En filigrane, on lit la persistance des prédictions apocalyptiques qui s’étaient accumulées au moment du référendum. Le Monde aurait pu considérer que le Brexit était « sans effet sur » l’économie britannique ou même qu’il lui « bénéficiait ». Il préfère dire que cette économie « résiste » au Brexit ; en d’autres termes : le Brexit est nécessairement mauvais pour l’économie britannique mais, pour l’instant elle tient le coup. « Pour l’instant, ça va », comme l’affirme l’économiste cité dans l’article. Le verbe de discours choisi par le journaliste est intéressant : John Hawksworth « reconnaît » que pour l’instant, ça va. Il est forcé de l’admettre, contre la logique, les prédictions, etc. Ce n’est pas seulement un commentaire, c’est l’aveu d’une erreur, à tout le moins d’une discordance entre ce qui était prévu et ce qui se produit en réalité… mais qui est censé ne pas remettre en cause la validité des prédictions !

Cet économiste est le représentant exemplaire de tous les experts qui se sont succédé dans les médias en juin dernier pour nous annoncer les malheurs qui attendaient les Britanniques s’ils se prononçaient en faveur du Brexit puis nous asséner à nouveau ces prophéties quand il eut été entériné. Et le journaliste qui rédige l’article du Monde assume un « jusqu’ici, tout va bien » qui le place clairement dans le même camp que cet économiste. « Plus solide que prévu », « robustesse inattendue » : prévu par qui, inattendue pour qui ? Bien entendu, des gens avaient prévu ce qui arrive. Toutefois, le journaliste prend clairement parti en suggérant, de manière très paradoxale, que la crédibilité doit demeurer du côté de ceux qui avaient prévu l’inverse. Il y a les spécialistes et il y a les pignoufs, zut alors. La référence au type qui saute de l’immeuble montre nettement que la bonne forme de l’économie britannique ne saurait durer : tôt ou tard, boum. Ce qui est certain, c’est qu’au moindre mouvement baissier (petit concept technique qui fait chouette), on sait déjà quelle sera l’explication avancée. Experts et médias n’ont, en fait, qu’à attendre patiemment. Or, une prophétie qui finit forcément par se vérifier est, par définition, une prophétie à la noix.

L’épisode Brexit s’est tout entier déroulé sous le signe de l’irrationnel. Son traitement médiatique demeure, on le voit, tissé de pensées préconçues, explicites ou implicites, relevant totalement de ce qu’Alain Minc reconnaissait être des « convictions en forme d’évidences », en d’autres termes des articles de foi, des points de dogme échappant à toute démonstration logique. Que Le Monde ait pu annoncer en titre que la Grande Bretagne quittait « l’Europe » (et non l’Union Européenne) pourrait paraître anodin : on comprend bien que le référendum ne peut avoir prise sur une réalité géographique immuable. Pourtant, c’est aussi très révélateur d’une constante du discours médiatique : on parle de l’Union Européenne comme d’une réalité naturelle alors qu’elle est une construction politique (qui peut donc être contestée, modifiée, etc.). Corollairement, on inscrit son évolution dans un sens de l’histoire préécrit, croyance typiquement religieuse qui imprègne le prépensé médiatique. Si, comme le disait une journaliste, l’Europe a une « vocation naturelle à l’élargissement », alors le Brexit est un phénomène contre-nature. En tant que tel, il était imprévisible. Pire, il n’aurait jamais dû avoir lieu. Il y a eu un bug dans la matrice. L’irrationnel fut donc convoqué pour l’expliquer et l’on se demanda, sans rire : « quel rôle a joué le mauvais temps dans le vote britannique ? » Les augures se sont trompés mais, ainsi qu’en témoigne l’article du Monde, ils continuent de prophétiser : « le Royaume Uni va subir ceci, va au-devant de cela ». La scénarisation morale du réel a commencé largement en amont. Souvenez-vous : les uns « mènent une campagne pour essayer de convaincre de la nécessité de rester dans l’UE », quand les autres « collent des affiches de propagande ». Si les uns avaient gagné, on aurait titré sur leur « joie ». En revanche, les partisans du Brexit étaient « sonnés » : des idiots qui ne comprenaient rien aux conséquences de leur vote.

Mais il y a un mot qui a été adopté sans pincettes par tout le monde, à commencer par la presse britannique, sans faire tiquer personne : « divorce ». Pour ma part, je le mets sur le même plan que le « coup de pouce au smic », la « dose de proportionnelle » ou le « patron des patrons » : ce sont des images, impropres et biaisées, mais devenues incontournables. Des métaphores dont on a oublié qu’elles en sont et dont on n’envisage même plus de se passer.

En réalité, le seul critère qui permette de parler de divorce dans le cas du Brexit, c’est l’idée de séparation. Pour le reste, cela ne fonctionne pas. Pour divorcer, il faut être en couple. Et à partir du moment où le divorce est acté, le couple n’existe plus. Or, l’Union Européenne pré-Brexit ce ne sont pas deux mais vingt-huit États. Et le départ de la Grande-Bretagne n’a pas fait disparaître l’Union européenne. Pourtant, il fallait entendre les journaleux filer la métaphore : « Après le divorce britannique, quelle sera la réaction du couple franco-allemand ? ». Apparemment, c’était un ménage à trois… « Ce divorce pourrait en entraîner un second avec la décision écossaise d’organiser un nouveau référendum sur l’indépendance » : tant qu’à faire, ne vaudrait-il pas mieux parler d’amputation quand le divorce a lieu à l’intérieur de l’un des conjoints ? « On entre dans l’après Brexit, il va falloir s’entendre à l’amiable pour la garde des enfants » (absolument authentique : iTélé !). Là, c’est fort.

La métaphore est donc vaseuse. Mais son omniprésence dans la bouche des journalistes traduit très clairement le choix du registre émotionnel dans le traitement du Brexit. Ainsi, il paraît que les Britanniques « ont toujours entretenu un rapport d’amour-désamour avec l’Europe ». De même, que de place accordée à des initiatives comme les « hugs contre le Brexit » (faites un câlin à un Anglais pour le convaincre de voter in) ! Pour les grands médias, l’Union Européenne n’est pas une association politique et économique conclue par des États qui entendent en tirer avantage et se réservent le droit d’y cesser toute participation si ce n’était pas le cas. C’est une affaire de sentiments. Une promesse d’amour qu’on ne saurait rompre sauf à trahir le serment prêté devant monsieur le curé. Il est d’ailleurs surprenant de constater que, parallèlement à tous les efforts que l’on fait pour lui attribuer une connotation positive (cf. la presse féminine : une femme divorcée est une femme moderne et émancipée, un père divorcé est un mec super-sympa, etc.), la notion de divorce demeure, dans le cas du Brexit, nettement dépréciative.

Après tout, imaginons que l’on conserve la métaphore du divorce : celui-ci peut être vu comme une rupture de contrat entre adultes responsables, un nouveau départ dans la vie. Ou bien il peut signer un échec et être vécu comme un drame. C’est clairement la seconde interprétation que les médias ont choisie, contre l’air du temps. Associer la métaphore du divorce à un discours cataclysmique pourrait même être considéré comme totalement réactionnaire. C’est très révélateur. Il ne fait aucun doute, en effet, que s’il avait été possible, en haut lieu, d’interdire le divorce, pardon le Brexit, les journalistes auraient voté pour une telle disposition. Si on les étiquette un peu facilement « progressistes », les médias savent donc faire preuve d’un conservatisme strict sur certaines questions. Et lors du Brexit, ils ont parfaitement démontré la validité de l’accusation que lançait un jour contre eux Jean-Luc Mélenchon dans « On n’est pas couché », s’adressant, à travers Léa Salamé, à tous les journalistes : « Vous les médias, vous êtes le parti de l’ordre ! ».

Que ce soit clair : je n’ai pas d’opinion sur le Brexit, je n’en pense rien. Je me suis, comme bien d’autres, délectée des mines d’enterrement de nos maîtres à penser et du ridicule de leurs exagérations alarmistes. Mais je suis tout à fait disposée à concéder que le rejet de la doxa médiatique, violent et souvent accompagné d’une sévère paranoïa complotiste, n’est pas en soi une preuve de bonne santé intellectuelle. Est-il nécessairement, comme on voudrait nous le faire croire, un signe de bêtise ? Si c’est le cas, je pose cette question : est-il autre chose que la réaction normale de la bêtise méprisée face à la bêtise méprisante ?


 

 

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Ingrid Riocreux
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Agrégée de lettres modernes, spécialiste de grammaire, rhétorique et stylistique. Dernier ouvrage: "Les Marchands de nouvelles, Essai sur les pulsions totalitaires des médias" (L'Artilleur, 2018)

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