Dans le paisible département du Morbihan, au cœur d’une des villes les plus sûres de France, Vannes abrite un petit quartier rongé par le trafic de drogue : Kercado. Pour casser ce ghetto déserté par la police, le président du conseil départemental appelle purement et simplement à le raser. reportage.
La devise républicaine Liberté-Égalité-Fraternité est toujours placardée au mur. Elle surplombe une porte murée par des parpaings. Les pelouses sont tondues, mais plus aucun élève n’en profite. Le collège Montaigne de Vannes a fermé en 2016. Prévu pour 700 collégiens, il n’en comptait plus que 150, la dernière année. Dans un département où le privé sous contrat représente 50 % de l’enseignement (record de France), les parents ne sont pas otages de la carte scolaire. Ils livrent difficilement leurs enfants comme petits soldats de la grande bataille de la mixité sociale. Montaigne a subi la fuite des cartables, entraînée par un gigantesque problème nommé Kercado.
La drogue, qu’on voit danser…
Carré de 800 mètres de côté, ce quartier de Vannes, dont la rue Montaigne est l’une des frontières, a connu une dérive stupéfiante, sans mauvais jeu de mots. Il se trouve à moins d’un kilomètre du cœur de la ville. Tout près, à l’ouest, s’étend Arradon, l’une des communes les plus chics et les plus chères du golfe du Morbihan. À Kercado, on sent la mer, littéralement.
On sent aussi la drogue. Au milieu des tours construites dans les années 1960 se niche un centre commercial décati. Le bar restaurant La Coupole et le kebab qui le jouxte donnent sur une petite place. En ce mercredi de printemps, un groupe finit tranquillement le premier joint de la journée, sur le coup des 10 heures. Pas de quoi mobiliser la police, qui a en vu bien d’autres à Kercado.
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Le 29 mai 2017, 170 policiers ont investi le secteur à l’aube, pour coffrer des dealers. Il y avait les hommes du RAID, ainsi que les « Robocop » lourdement équipés des brigades de recherche et d’intervention (BRI).
« Quand le commissariat a appelé la police judiciaire de Rennes et de Nantes pour demander du renfort, raconte Dominique Le Dourner, délégué national du Syndicat général de la police-Force ouvrière, les collègues n’y ont pas cru. Déplacer la PJ à Vannes ?! Heureusement, on avait des vidéos. En les voyant, la PJ a compris qu’il n’était plus question de petits trafiquants. »
…a des reflets d’argent
Roberto et Ricardo Blanchedent, deux frères, dealers de Kercado, issus d’une famille cap-verdienne installée en Bretagne depuis une quinzaine d’années, ont été jugés en mai 2017. Inscrit au RSA, Roberto, le meneur, roulait en Range Rover, faisait construire une maison au Maroc et portait une montre à 25 000 euros. Actuellement en fuite, il avait pris pour défenseur Maître Karim Achoui, sulfureux avocat du grand banditisme[tooltips content= »Fondateur de la Ligue de défense judiciaire des musulmans, Karim Achoui a été radié du barreau de Paris en 2011. Inscrit au barreau d’Alger, il a pu continuer à plaider des années en vertu d’une disposition spéciale des accords d’Évian de 1962. En février 2018, la Cour de cassation a confirmé à son encontre une interdiction définitive d’exercer en France. »]1[/tooltips]. Son business portait sur des millions d’euros. Il a été rapidement remplacé.
Le 29 mai 2015, Nicolas Le Quintrec (PS, dans l’opposition), faisait une intervention tonitruante en conseil municipal. « Savez-vous, monsieur le maire, a-t-il lancé, que les trafiquants ont organisé un “vélo-service” pour livrer la drogue aux abords de la nouvelle maison des associations ? Je précise que les livraisons sont assurées par des enfants. Ils ont même créé une forme de “cantine” pour nourrir leurs effectifs. »
Réponse en substance du maire LR, David Robo : Nicolas Le Quintrec exagère, la situation est sous contrôle… « Il n’y a pas de problèmes » à Kercado, insiste son adjoint François Bellego, dans les colonnes du Télégramme, le 28 décembre 2017. Tellement peu de problèmes qu’on n’est pas passé loin du drame le 8 mars 2018. Les policiers qui interpellaient un jeune dans le quartier ont été caillassés et pris à partie. L’un d’entre eux a été obligé de sortir son arme pour faire reculer les assaillants. Les images sont visibles sur YouTube.
« Vente de drogue à prix discount, 11 h. »
À Kercado, les pompiers qui interviennent sur des départs de feux sont souvent caillassés. En 2015, il y a eu une tentative d’incendie du supermarché G20. Révolté par le trafic de drogue à sa porte, le gérant, Claude Thomas, avait placardé une affichette sur sa vitrine : « Vente de drogue à prix discount, 11 h. »
Le centre médico-social a fermé il y a trois ans. L’agence de la Caisse d’épargne a suivi, en novembre 2016, après que sa vitrine avait essuyé des tirs. « C’étaient des projectiles légers, type carabine à plomb, tempère un syndicaliste, mais on n’est pas payé pour subir ça. »
Le contraste avec les quartiers environnants est surréaliste. Kercado est une enclave de trafic dans un tissu de rues tranquilles au possible[tooltips content= »Chaque année dans le Morbihan, les forces de l’ordre diffusent par voie de presse la même consigne de lutte contre les cambriolages : fermer la porte quand on s’en va, ce que beaucoup de gens ne font pas… »]2[/tooltips].
« On paye des années de déni collectif »
Comment en est-on arrivé là ? Relancée cinq fois, la mairie se mure dans le silence. Nicolas Le Quintrec est plus disert : « On paye des années de déni collectif. La mairie parlait d’incivilités, pendant qu’une filière se structurait. » L’élu raconte une anecdote. Arrêté pour possession de stupéfiants, un jeune de Rennes est interrogé par le président du tribunal correctionnel. Pourquoi acheter à Vannes ? Le prévenu répond, comme une évidence : « Tout le monde sait qu’on trouve ce qu’on veut à Kercado. » « Les trafiquants se sont approprié l’espace public, poursuit Nicolas Le Quintrec. La ville a sa part de responsabilité et Vannes Golfe Habitat également. À longueur de réunions, on a parlé renouvellement urbain, en délaissant la sécurité. »
Appréciation confirmée par un rapport de l’Agence nationale de contrôle du logement social publié en mai 2017. « Entre 2011 et 2015, l’OPH Vannes Golfe Habitat a mis en service environ 250 logements par an, ce qui représente un très fort développement de son patrimoine (+19 %) », délaissant des « problèmes localisés liés à l’occupation des entrées d’immeubles ». Résultat, VGH est confronté à une vacance préoccupante, en forte augmentation, concentrée sur les quartiers prioritaires de Ménimur et Kercado, où les appartements vides se comptent par dizaines. Situé au nord du centre ville, Ménimur est l’autre secteur à problème de Vannes. « Côté trafic, résume Dominique Le Dourner, les deux zones n’en forment qu’une. »
« Moins de policiers qu’il y a 10 ans »
Deux zones, ajoute le syndicaliste, « où il y a moins de policiers qu’il y a dix ans ! On paye aussi la fin de la police de proximité », décidée en 2003. L’antenne de Kercado du commissariat ouvre seulement quelques demi-journées par semaine. Les fonctionnaires restent au guichet. Ils sont trop peu nombreux pour patrouiller la zone, que maillent les fétiches de la sociabilité institutionnelle : ateliers hip-hop, réparations de vélos solidaires, artistes en résidence. Il y avait jusqu’en 2010 une école de police à Kercado. Elle a été transformée en maison des associations.
Dans ce contexte d’aveuglement et d’urgence, VGH semble avoir abandonné tout objectif de mixité sociale. Elle a concentré à Kercado et Ménimur les demandeurs à qui ces deux noms ne disaient rien, autrement dit, les étrangers. Selon les chiffres de la politique de la ville, ils représentaient 19 % de la population en 2013. On est monté à 30 % en 2017, mais avec un fort turnover. Les mamans comoriennes ne sont guère plus enthousiastes que les Bretonnes à l’idée de voir leurs enfants faire le guet pour des dealers. Quand ils le peuvent, les immigrés s’en vont.
« Ces quartiers […] il faut les faire disparaître »
Ministre des Transports puis de l’Enseignement supérieur, de 2004 à 2007, président du conseil départemental du Morbihan, député-maire de Vannes de 1997 à 2004, François Goulard a posté sur sa page Facebook, le 16 novembre 2017 un billet d’une franchise inhabituelle, au lendemain de la présentation d’un nouveau plan banlieue national. « La seule chose que j’ai fait d’efficace pour les quartiers difficiles de Vannes, c’est la fermeture du collège Montaigne à Kercado, sortant ainsi les enfants de cet enfermement délétère que les bonnes âmes de gauche comme de droite appellent “la présence des services publics dans les quartiers”. […] J’en arrive à la conclusion suivante, […] certain de choquer, ce qui m’est indifférent. Ces quartiers, que personne ne parvient à améliorer, il faut les faire disparaître, reloger les habitants ailleurs, surtout pas sur place. Démolir et reconstruire autre chose, des pavillons, des zones commerciales, des zones d’activité, peu importe […]. Les familles ne seront plus soumises à la loi des caïds ou des barbus, les voyous ne seront plus les maîtres d’une enclave de non-droit. »
« C’est une position révoltante », commente Loïc Avry, secrétaire départemental de FO Enseignement. « On ne peut pas renoncer de la sorte à toute ambition sociale. J’appelle cela jouer le pourrissement d’un quartier pour le livrer aux promoteurs. »
Mais a-t-on le choix ? La question ne se pose pas seulement à Vannes. À Lorient, une autre fermeture de collège est programmée pour 2019 : Jean-Le-Coutaller, dans le quartier de Bois-du-Château, rongé par le trafic de drogue et le repli communautaire. « Un programme d’une centaine de suppressions de collèges est en cours en France », se désole Loïc Avry. En attendant les fermetures de quartiers pures et simples ?
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