L’universitaire Philippe-Joseph Salazar a publié en 2020 Suprémacistes, une enquête sur les différents mouvements de la droite identitaire autour du monde. Certains de ces mouvements aux États-Unis prônaient un «séparatisme» blanc, c’est-à-dire la création d’enclaves territoriales ou de modes de vie permettant à des communautés de Blancs de vivre en autarcie. Aujourd’hui, il constate que cette idée est arrivée en France, plus précisément en Bretagne.
Lors de mon enquête sur les Suprémacistes, l’idée d’une « sécession blanche » ressortait souvent, aux Etats-Unis, dans la mouvance intellectuelle des nationalistes blancs. Les partisans de cette forme de séparatisme, s’exprimant par exemple dans des revues influentes dans ce milieu telles que Counter-Currents ou American Renaissance, reprenaient le terme historique, celui de la Sécession des États de la Confédération, pour l’appliquer à leur projet actuel. Or, une idée similaire vient de voir le jour en France dans le livre samizdat Sécession publié par Yann Vallerie, le fondateur du média identitaire breton, Breizh Info.
Il s’agit non seulement d’une mode venue des États-Unis – encore une ! – mais aussi d’une forme de « wokisme » de droite dans la mesure où cette pensée reprend, en les retournant, les revendications victimaires et communautaristes des wokistes libéraux-socialistes.
Sécession: le modèle américain
Pour une partie notable des nationalistes blancs américains, cette nouvelle « sécession » prendra la forme d’une division territoriale du pays, par la création d’enclaves blanches ou même de nouveaux États. Le but en est de protéger les Blancs qui seraient, à leurs yeux, une population menacée de « génocide ». Cette volonté de « divorcer » des États-Unis prétend trouver un précédent historique dans la Révolution américaine et la déclaration d’indépendance coloniale, en 1776 : les États-Unis sont, à l’origine, comme République, un acte de divorce d’avec les maîtres britanniques ; l’argent des colons européens servait à entretenir l’oligarchie rentière du Royaume-Uni sans leur donner en échange une représentation parlementaire aux Communes, qui votaient les taxes. Cet échange inégal était la définition même de la « tyrannie » dénoncée par les révolutionnaires dans leur fameuse déclaration de « séparation » – c’est le mot employé dans le texte, non pas « indépendance ».
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Or, selon les identitaires blancs d’aujourd’hui, la « séparation » de 1776, ce premier acte de sécession, a été perverti immédiatement par deux actes liberticides : d’une part la création d’une administration fédérale, vue comme tyrannique envers les États et le peuple formant la République, et d’autre part celle d’une banque centrale. D’où la nécessité d’un deuxième acte de sécession – c’est la Guerre dite de Sécession, considérée comme un refus de la connivence entre l’administration fédérale, néfaste à la liberté politique, et un système bancaire central nuisible à la liberté économique. Avec la défaite du Sud, la « tyrannie » fédérale et la puissance financière spéculative du Nord ont eu pour conséquences de déstabiliser la population blanche des États du Sud par une population noire à la démographie dynamique, et de provoquer sa paupérisation. D’où la nécessité, toujours selon les identitaires blancs, d’un troisième acte de sécession aujourd’hui, qui doit être un « divorce » d’avec à la fois la tyrannie fédérale et une économie d’appauvrissement fondée sur la spéculation immobilière et un système déshumanisant de crédits impossibles à rembourser. Le modèle de cette troisième sécession à venir serait communautaire : user des lois pour vivre à part, sans se mélanger aux autres groupes, et sans se soucier de l’État fédéral en exploitant les libertés qu’offre le système américain au niveau local. Il ne s’agit pas de renverser la république américaine, mais de manœuvrer en s’en séparant intérieurement – grâce aux ressources réelles d’autonomie qu’apportent le légalisme et le capitalisme.
Une sécession à la française: vivre en dehors de la République en restant en France
Comment un identitaire français comme Yann Vallerie arrive-t-il à théoriser la transposition en France de cette idée spécifiquement américaine d’un « divorce » sécessionniste ? Si les nationalistes blancs aux États-Unis prétendent rester fidèles à la Révolution de 1776, révolution qui a été trahie par la suite, une sécession française à l’américaine exigerait un retour à la République d’origine, à la République pure et dure de 1793. Pourtant, à la différence des Américains, Vallerie affirme que c’est seulement en mettant « à bas la République » qu’on pourra sauver les « Européens » blancs. Son livre se termine sur ces mots : « À bas la République française, et vive la Fédération des autochtones libres d’Europe ! ». Selon lui, le but pour les Français blancs consiste à vivre en dehors de la République, comme les autres Européens blancs doivent vivre en dehors du système politique du pays dont ils sont les citoyens.
La sécession que prône Vallerie n’est donc pas une rupture politique, ni un appel au terrorisme séparatiste. Il s’agit plutôt de construire une communauté plus ou moins autarcique à travers trois tactiques. La première consiste à éviter les espaces privilégiés par les citoyens du nouveau monde globalisé : autrement dit, il faut « fuir les métropoles et […] investir, massivement, la ruralité et les villes moyennes ». Cette tactique suppose quatre éléments : identifier qui va se relocaliser ; forger une cohésion de groupe avant le mouvement de retrait ; choisir ensemble le lieu de relocalisation ; et soutenir la cohésion du groupe une fois la relocalisation effectuée. Comme il s’agit d’une tactique de resocialisation, elle exige des structures, des méthodes, des phases d’accomplissement. Il existe des modèles qui ont été mis en œuvre : le mouvement des phalanstères, du côté du socialisme coopératif ; et, du côté du travaillisme radical, la voie de Saul Alinsky comme je l’ai décrite dans Déroute des idées. J’ai rencontré au Danemark des jeunes gens (niveau classe prépa) dont le projet bien planifié est de s’abstraire, au sens exact du mot, de la vie ambiante pour préserver, avec école, église, protection légale, travail manuel et intellectuel, famille, leur « danicité ».
La deuxième tactique est une « sécession par l’instruction ». Selon Vallery, « il est possible à tout un chacun de devenir un bâtisseur, un militant de l’éducation et de l’instruction de vos enfants. Il ne tient qu’à vous de le faire ». Le droit d’instruire à la maison ou dans une école qu’on monte avec d’autres parents, est une pratique admise dans la plupart des pays de tradition anglo-saxonne. Elle est particulièrement vigoureuse chez les nationalistes blancs aux Etats-Unis où, en outre, les citoyens peuvent contrôler les programmes des écoles de quartier et, dans de nombreux cas, par un vote communautaire, renvoyer un professeur ou limoger un directeur (au nom du principe : mes impôts locaux paient pour l’école, alors j’ai un droit de regard : toujours l’idée de la séparation de 1776, l’impôt implique la représentation). Or, en France, l’Etat est souverain : on oublie souvent qu’une des préoccupations essentielles de la République, depuis 1793, c’est la jeunesse, et le concept, souvent affirmé haut et clair, que les enfants appartiennent à la nation. Les citoyens font une progéniture que la République transforme en éléments de la nation. Les fondateurs avaient lu la République de Platon. La Marseillaise se clôt sur le couplet des enfants qui assument leur « sublime orgueil ».
Vallerie propose donc une sécession par une éducation « à taille humaine » dont le but est de faire des enfants des citoyens « LIBRES » (ses majuscules). Mais c’est oublier que justement la Révolution visait par l’instruction publique universelle et rationnelle à cette même ambition. Car ce qui se cache derrière l’éducation, c’est la vertu. Comment enseigner la vertu aux futurs citoyens ? Or, dans le projet sécessionniste, quelle vertu veut-on inculquer aux enfants, futurs citoyens « libres » ? Celle des écoles catholiques ? Celle de divers instituts non-confessionnels ? Celle, réactive et irréfléchie, de parents d’élèves scandalisés par des écoles publiques politisées ? La « liberté éducative » revendiquée par les sécessionnistes doit passer par un accord commun sur la vertu qui est le ressort de l’éducation. Aucune réponse de fond n’est donnée tandis qu’en face, en dépit de ses avatars, l’instruction républicaine reste cohérente avec elle-même – et puissante.
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La troisième tactique consiste en une sorte de sécession par les médias. Selon Vallerie : « Si tout le monde ne peut pas être journaliste ou pirate de la presse alternative, chacun peut tout de même avoir un rôle, devenir acteur de cette sécession médiatique. Dans tous les domaines, il est de toute façon urgent de ne plus rester un simple spectateur passif de notre suicide civilisationnel organisé ». Il donne une série de conseils tactiques pour intervenir sur les réseaux, éviter la désinformation, ré-informer des canaux, créer des médias, bref fabriquer de la « médiatisation ». Il s’agit d’éviter les canaux d’information mainstream et Internet où le label CNN, ou The New York Times, ou encore le logo France-Info suffisent à valider une information ou une opinion. Créateur d’un média alternatif, le plaidoyer de Vallerie pour une « armada de vaisseaux pirates de la presse alternative » ne surprend guère. Ce qui est significatif est sa façon de parler de « dissidence médiatique », « dissidents » étant un terme fréquemment employé par les nouveaux sécessionnistes blancs aux États-Unis pour se positionner hors toute référence à la race. Il ne s’agit nullement d’essayer de détruire les médias dominants, mais de vivre sans eux, à l’écart.
Le samizdat de Vallerie fait partie d’une longue tradition pamphlétaire de combat et de révolte de la droite qu’on disait jadis patriotique, puis nationaliste, et maintenant identitaire. Sécession fournit un nouvel exemple de la littérarité croissante des identitaires : la littérature d’action s’est réellement déplacée en France vers cette droite d’un genre nouveau et qui se dit « européenne » (l’invocation finale du livre). La question qui se pose maintenant est de savoir si cette révolte identitaire restera enfermée dans le domaine de la littérature ou si, un jour, elle franchira le Rubicon en passant à l’action.
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