L’enfant terrible de la littérature américaine revient avec Les Eclats (Robert Laffont). Un retour gagnant, une autofiction polyphonique.
L’auteur du best-seller American Psycho avait pourtant affirmé qu’il avait fait le tour du roman ! L’un des écrivains majeurs de sa génération, né à Los Angeles, en 1964, s’était d’emblée fait remarquer avec son premier ouvrage, Moins que zéro, publié en 1985. Treize ans après Suite(s) impériale(s), version contemporaine de Sunset Boulevard, mais en plus parano et déjanté, Bret Easton Ellis signe Les Éclats, un roman de 600 pages à vous couper le souffle. Pour un retour au roman, c’est un retour gagnant. Le cocktail est détonnant. Tous les ingrédients y sont savamment dosés.
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Rasades de phrases sèches
Brouillage de piste avec partie autobiographique et partie fictionnelle. Une bonne dose de suspense. Une grosse pincée de sexe. On saupoudre de drogue, de benzodiazépine. Encore une fine pincée de dramaturgie avec scènes nocturnes psychédéliques. On ne sirote pas, on boit des rasades de phrases sèches, on en redemande, on saute parfois la fin de la page, on veut savoir la suite, c’est un style addictif, le temps n’existe plus, le brouhaha de l’actualité ne nous parvient plus. Le gris de la ville s’est transformé en un ciel multicolore où le mauve domine.
On est à Venice Beach, dans le Los Angeles du début des années 80. Les Américaines chromées vrombissent dans les rues bordées de palmiers géants, on rôde au bord des piscines, la nuit est voltaïque, les filles en short et débardeur boivent trop et échangent leur verre avec facilité; c’est la vie revisitée par un Nietzsche amerloque et défoncé. Bret Easton Ellis est vraiment au mieux de sa forme. Le Je schizophrène ploie, mais jamais ne rompt. Du grand art. Rien à voir avec le petit roman familial féministe et névrotique que la production française nous sert jusqu’à la gerbe…
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Dès l’incipit, Bret Easton Ellis nous embarque. Aveu : « Je me suis rendu compte, il y a bien des années, qu’un livre, un roman, est un rêve qui exige d’être écrit exactement comme vous tomberiez amoureux : il devient impossible de lui résister, vous ne pouvez rien y faire, vous finissez par céder et succomber, même si votre instinct vous somme de lui tourner le dos et de filer, car ce pourrait être, au bout du compte, un jeu dangereux – quelqu’un pourrait être blessé. » L’amour et l’écriture sont de même nature. Ça te prend, il faut y aller, tu n’as pas le choix.
On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans
L’histoire se déroule en 1981, Bret a 17 ans, il écrit Moins que zéro, et entre en terminale. Il y a Thom, Susan, Debbie, sa petite amie, et les autres. Ce sont des gosses de riches. De très riches. Ils roulent sans permis, expérimentent tout ce que leur corps permet d’expérimenter, ils n’ont aucune limite. Les censeurs du wokisme – dont se fout Bret, on le sait bien – deviendraient dingues au milieu de ces bacchanales juvéniles ininterrompues ! Arrive un nouvel élève, rayonnant comme Apollon, Robert Mallory.
Et là, le dysfonctionnement devient maléfique. Il pourrait être lié à un tueur en série qui terrorise Los Angeles, « The Trawler » (« Le Chalutier »). Le criminel est un psychopathe de première. Ce n’est qu’en 2020, alors qu’il est lassé d’écrire des scénarios pour le cinéma qui sont refusés, même s’ils sont grassement rémunérés, que Bret Easton Ellis comprend que l’histoire des Éclats – le titre s’est imposé à lui dès 1982 – ne pouvait être racontée que par l’homme de la pleine maturité. Il lui manquait cette capacité à décrire « cette qualité de torpeur ». « Comment aurais-je pu, écrit Bret Easton Ellis, expliquer ce sentiment amorphe à quelqu’un ? » Comment expliquer cette terrible solitude qui le raclait de l’intérieur, comme « The Trawler » raclait ses jeunes victimes ?
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Bret Easton Ellis dédie ce livre « Pour personne ». Naturellement puisque ce génial roman est dicté par l’amour de la littérature. Allez, barmaid, encore une vodka pamplemousse. Avec très peu de pamplemousse.
Bret Easton Ellis, Les Éclats, Robert Laffont, 616 pages
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