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Sao Paulo: trois coups de feu et un coup de foudre

Au Brésil, face à l'insécurité, on sort son pétard et on tire


Sao Paulo: trois coups de feu et un coup de foudre
Le chroniqueur franco-marocain Driss Ghali, écrivain et diplômé en sciences politiques

Moi, je n’ai entendu qu’un seul coup de feu. Les voisins en ont entendu trois. Ma femme qui faisait la cuisine à cinquante mètres des lieux a entendu trois tirs secs…


Il était 19h et j’étais descendu chercher le pain. La nuit s’installait brusquement, comme d’habitude sous les tropiques. Le ciel de São Paulo avait acquis un teint halé qui tendait vers l’orange, mélange de crème auto-bronzante et de jus detox à base de carotte…

Le temps de traverser au feu, j’entends un coup de klaxon prolongé, je me retourne et je vois une jeune fille aux jambes fines traverser la rue à la hâte, accompagnée d’un chien à l’aspect onéreux. Une bête fragile sur pilotis au poil court et dru, d’un blanc si vif qu’il évoque les publicités pour le dentifrice Colgate. Puis, une moto démarre en trombe, elle zigzague entre les voitures à l’arrêt. Je fixe la plaque d’immatriculation et je ne vois rien. Rien à part la lettre E. J’ai beau me concentrer sur l’essentiel, la plaque, je ne vois rien.

Un justicier dans la ville

Je me retourne et je retrouve la rue déserte, comme au milieu de la nuit. Pas une seule âme qui vive. Je compose le numéro de police secours en parcourant le chemin qu’a dû faire la demoiselle en fuite. Une opératrice me répond et m’engueule : « J’espère que ce n’est pas une fausse alerte… » Je lui dis que je suis ému et qu’elle doit croire ce que je vais lui dire, même si je me trompe deux fois de suite sur le nom de la rue et la numérotation. Elle me demande la couleur de la moto et celle du casque porté par le conducteur : je ne me souviens de rien. À cet instant, le caissier de Carrefour Express, un jeune homme qui fait pitié tant son tricot de laine beige et son pantalon marron évoquent l’uniforme d’un prisonnier du système carcéral américain, se dirige vers moi et balbutie: « je l’ai, la victime est avec moi ». Je transmets l’information de suite à la police : « la victime a trouvé refuge dans le Carrefour Express au coin de la rue ». On me répond : « Très bien monsieur, l’événement a été enregistré, une unité est en route, la police militaire de São Paulo vous remercie ».

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À l’intérieur du magasin, il fait froid – d’ailleurs, il fait toujours froid chez Carrefour au Brésil, c’est pour cela que je n’y achète jamais mon pain, qui aime le pain dur ? Dans ce magasin que je ne fréquente jamais, je la vois. Je l’ai enfin sous les yeux « ma » victime. Souveraine beauté, somptueuse dans le malheur et impassible dans la peine. Une grande brune à la peau claire, lèvres cendrées, cheveux noirs, brillants et lisses noués en queue de cheval. Leggins beige juste au corps et doudoune noire (il fait « froid » cet automne à São Paulo : 18 degrés à midi). C’est bien elle ! On se reconnaît immédiatement : compagnons d’infortune, partenaires en émotion, victimes potentielles de cette ville qui broie la faiblesse et la délicatesse. Elle lève son regard sur moi, noir et blanc : elle est sereine mais sur ses gardes. Sa main droite tient le téléphone, l’autre soulève la bête hors de prix qui dodeline la tête comme atteinte d’épilepsie : « je vais bien, je n’ai rien, j’ai la police au bout du fil ». Ouf, le Beau et le Sublime sont indemnes, je peux rentrer chez moi !

Capture YouTube / Driss Ghali

Alors que je rebrousse chemin, la police m’appelle au téléphone:

– Monsieur, ici le superviseur…
– Oui.
– Dites-moi, quelle était la couleur de la moto ?
– Je ne sais pas. Elle n’est pas rouge, ça s’est sûr. Elle doit être noire ou bien blanche, je ne me souviens pas.
– Et le casque, il avait quelle couleur le casque ?
– Noir ou blanc, je ne sais pas… En revanche, la plaque elle commence par E comme Echo…
– C’est bon, merci, me dit-il d’une voix navrée, convaincu que je ne suis ni utile ni pertinent.

Je remonte la rue qui s’est métamorphosée. Le voisinage est sorti. Les bourgeoises sont dehors : la moitié porte le masque en guise de protection contre le virus chinois. Jamais l’expression « se voiler la face » n’a été aussi appropriée à la réalité. Dommage que le masque ne protège pas des balles perdues… Je me fais cette réflexion en silence, car j’ai cessé de m’indigner de la folie de mes contemporains. Ils sont entrés dans une nouvelle religion, moi j’ai la mienne. Parlez-moi plutôt de cette voisine aux cheveux lisses que « je viens de sauver ». Parlez-moi de ce métissage magnifique qui a su doser à la perfection, comme on dose une margarita, une goutte de sang amérindien (les cheveux), avec une goutte de sang portugais (la peau claire) et un zeste d’ADN italien (ces yeux parlent le sarde, une langue que personne n’a daigné m’apprendre quand il était encore temps…). Ah, les origines du Brésil ! Quel lupanar a été la confection de ce peuple et la création de cette race magnifique qui a si admirablement marié la Méditerranée à l’Atlantique.

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À la hauteur de la pharmacie, je vois débouler la première voiture de police à contresens et gyrophare allumé. Elle est vite rejointe par une, deux puis trois unités dont descendent des beaux jeunes hommes musclés et porteurs d’une caméra accrochée à la poitrine. Je rencontre Nivaldo, un grand Noir originaire de Bahia qui ressemble à Carl Lewis avant sa chute. Il tient le salon de coiffure le plus chic du quartier et fréquente le café où je fais étape chaque matin. Je l’ai connu à travers mon avocat à qui il coupe les cheveux depuis toujours. Moi, je ne lui confie pas ma calvitie naissante, n’ayant pas les moyens de le payer. « T’as vu le type qui a tiré ? C’est lui » Il me montre, face à moi, un monsieur d’une cinquante d’années, petit et gros, jeans et survêtement gris à l’effigie d’une équipe de foot quelconque. Les flics l’ont déjà pris en main : « dis-moi en toute franchise, tu crois que tu l’as touché ? c’est important, faut qu’on sache si on donne la chasse ou si on se dirige vers les hôpitaux ».

Madame Ghali intervient

Je n’ai pas eu le temps d’écouter la réponse, ma femme m’empoigne et me serre dans ses bras : « Ah, pourquoi tu ne répondais pas au téléphone ? J’ai cru qu’il t’était arrivé quelque chose, tu n’arrêtes pas de t’engueuler avec les livreurs, j’ai cru que l’un d’eux t’avait tiré dessus ».

Effectivement, je ne supporte pas les livreurs à vélo qui ont infesté São Paulo comme les criquets infestent Marrakech les années où son peuple mérite châtiment. Ils s’infiltrent partout, on les trouve sur le trottoir disputant le passage aux enfants et aux personnes âgées ; on les croise à contresens dévalant les rues et klaxonnant tels des désaxés. Oui, je les déteste comme on déteste une nuisance. Oui, ils m’ont persuadé que l’avortement n’était pas une si mauvaise chose que ça, du moment qu’il déleste la planète de ses forces vives pédalantes et klaxonantes. À défaut de remonter le temps pour convaincre leur mère de prendre la pilule, je les boycotte superbement. Eux et toutes les plateformes qui croient rendre service en livrant des repas. Geste vain, car mes voisins aiment se faire livrer tout ce qui se vend dans le commerce : des sandwichs aux tomates en passant par les préservatifs.

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Petit à petit, je reviens à mes esprits et je découvre que ma femme est en pyjama. Elle a enfilé des espadrilles et s’est lancée à ma recherche dès les coups de feu tirés. C’est ça un couple : un partenariat biologique et animal qui produit du soin, de l’attention et de la solidarité. Un lien entre deux êtres qui font société même si la société qui les entoure leur raconte à longueur de journée que l’individu est émancipé et se suffit à lui-même.

D’ailleurs, je voudrais bien la voir l’émancipation à cet instant précis. La victime a été chassée comme on chasse une proie au cœur de la savane. Et nous autres, bourgeois masqués et émasculés, dépendons de la police pour nous défendre d’un voleur solitaire. Pardonnez-moi, mais je ne vois que des esclaves ! Le seul qui soit émancipé est le gros qui a tiré. Avait-il l’autorisation de porter une arme ? Je m’en fiche. De ce côté-ci de l’Atlantique, ils appellent tous leur mère au moment d’agoniser. Chez moi en Afrique du Nord, c’est le père qu’on convoque à l’heure de faire ses adieux. Une question de civilisation. Dites-le à Mélenchon, si vous avez l’occasion.

D’autres voitures de police se présentent, celles-ci sont différentes : des jeeps couleur gris kaki. C’est la ROTA : la force d’élite. Je vois descendre une espèce de parachutiste aux yeux bleus et aux cheveux blonds, coiffé d’un béret noir. Il porte un fusil d’assaut qui luit et reflète admirablement le rouge des gyrophares.

« Monsieur, vous pouvez me dire la couleur de la moto ? ou celle du casque ? »
Ultime rappel de mon inutilité. Il est temps que je remonte chez moi.

Le lendemain, la pharmacie a été dévalisée. Là pour le coup, j’ai ressenti une sorte de libération. Enfin quoi, voler une pharmacie ces temps-ci relève de la réparation et non de la prédation ! C’est un acte de justice sociale presque ! À 40 euros le test PCR, le pharmacien brésilien est plus proche de l’oligarque que de l’entrepreneur : qu’il se fasse voler ne m’émeut pas, je regrette juste qu’aucun billet ne soit tombé par terre pour que je le ramasse. J’aimerais tellement me faire couper les cheveux par Nivaldo, il paraît qu’il est bon. Et si la belle qui a du chien fréquentait le même salon ? Pourquoi pas ? Et si elle cherchait son pain au même endroit que moi et à la même heure ?

Cela ne doit être qu’un pur hasard : ma femme m’interdit depuis cet incident de quitter l’appartement après le coucher du soleil. Principe de précaution. Ah comme je le déteste ce principe de précaution et comme je l’aime ce Brésil qui réserve des surprises, aussi belles que cruelles, à chaque coin de rue !

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Ecrivain et diplômé en sciences politiques, il vient de publier "De la diversité au séparatisme", un ebook consacré à la société française et disponible sur son site web: www.drissghali.com/ebook. Ses titres précédents sont: "Mon père, le Maroc et moi" et "David Galula et la théorie de la contre-insurrection".

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