Propos recueillis à Rio de Janeiro par David di Nota, Juin 2013.
Gouverner, disait Freud, est impossible. Mais l’impossible est une modalité de la créativité politique.
La contestation contre la classe politique possède, au Brésil, une longue histoire. En quoi ces manifestations sont-elles spécifiques ?
L’enjeu des manifestations des années 60 était tourné vers le rétablissement du régime démocratique. Celui des années 80, à travers le mouvement « Direitas jà », vers la consolidation immédiate et effective de ses droits. Nous avons traversé ensuite vingt années de léthargie. Devant ce silence assourdissant, une idée s’est progressivement installée : la jeunesse est complètement dépolitisée, elle ne veut rien savoir de ceux qui la représentent.
C’est ce cliché que les manifestants sont venus rompre de manière éclatante ?
Oui. La première caractéristique de ce mouvement est son caractère multiracial, trans-générationnel, a-partisan. C’est une manifestation placée sous le signe de la multitude, pour parler comme Negri. Mais l’absence de mot d’ordre ou de leader est une force, non une faiblesse. Toutes les manifestations convergent vers un objectif clair.
C’est-à-dire ?
La pointe est dirigée vers une critique de la représentation politique. Cette critique s’effectue sur deux axes : l’aliénation partisane des gouvernants, enferrés dans des négociations qui sont à mille lieux de la vie des gens. Et une critique non moins radicale de la corruption.
Parlons des fameux vingt centimes – cette augmentation tarifaire du transport en commun qui a déclenché les évènements. Si ces vingt centimes valent beaucoup plus, s’ils possèdent possède une portée symbolique, c’est parce qu’ils renvoient au système de cette corruption elle-même.
Les compagnies de bus sont, au Brésil, fondées sur un système de concession : des compagnies privées exploitent pendant x temps un service au sein de la ville. On ne comprendra pas à la valeur symbolique de ces fameux vingt centimes si l’on ne voit pas que ces compagnies privées financent les campagnes politiques. Non seulement ce service est d’une qualité déplorable, mais il touche au financement des campagnes. Voilà pourquoi l’augmentation du prix du billet est perçue comme intolérable.
Certains commentateurs sont frappés par l’étrange unité des manifestants, une unité sans représentants. Il s’agit moins de constituer la société civile que de reconstituer la classe politique ?
Effectivement. C’est contre la société politique, au sens organisationnel du terme, que le désir, si je puis dire, est tourné. L’enjeu n’est plus de passer d’un régime à un autre, mais de passer d’une démocratie formelle à une démocratie réelle.
Quelle réaction cette protestation massive et complètement imprévue a-t-elle suscité chez les gouvernants ?
La classe politique a opposé deux réactions, à mon avis inadéquates, à cette insurrection de niveau national. Pour moi qui ai participé aux manifestations des années 60, une évidence s’impose : le démontage de l’appareil répressif ne s’est toujours pas effectué. Il y a une sophistication des moyens dans la neutralisation des manifestants, sophistication d’autant plus éclatante et injustifiée que le mouvement est très majoritairement pacifique. Les manifestants se sont eux-mêmes chargés de chasser les casseurs des manifestations. Alors pourquoi les réprimer ? A cela s’ajoute une résistance juridique.
Sur quel point porte cette résistance ?
Tout l’enjeu consiste à savoir si nous devons organiser un plébiscite, ou un référendum. Un plébiscite repose sur une consultation populaire : des questions fondamentales, touchant aussi bien le financement des campagnes que des modalités de la représentation, sont adressées au peuple. Le peuple vote. Le référendum laisse au Congrès tout à la fois l’initiative des propositions, et le vote final. Le plébiscite n’intéresse pas les parlementaires. Le référendum n’intéresse pas les manifestants. Cette neutralisation de l’intérieur, ce « coup » du Congrès, voilà ce qu’il s’agit d’éviter. De même que le mouvement entend couper la boucle qui mène des vingt centimes au financement des politiciens, il s’agit de remettre en question cette représentation cousue de fil blanc.
Mais aussi d’inventer un espace hors représentation ?
En un sens, oui. Les deux mouvements (critique de la représentation, création d’un espace sans représentants) se renforcent l’un l’autre, et c’est pourquoi l’absence de leader est une bonne chose et ne m’effraie pas. La créativité, le plus beau nom que l’on puisse donner au désir démocratique, est à ce prix.
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