Le Brésil vote aujourd’hui pour élire son président. Arrivé largement en tête au premier tour, Jair Bolsonaro est le favori de l’élection. Le candidat de l’extrême droite a su comprendre la colère des Brésiliens née lors des années Lula.
Un puissant rejet des élus et des partis qui ont dominé la scène politique nationale depuis la fin de la dictature militaire en 1985. Ainsi peut-on résumer les résultats des élections brésiliennes d’octobre. Le 7 du mois, 147 millions d’électeurs ont choisi leurs députés et sénateurs (scrutin à un tour). Le 28 octobre, un second tour a permis de départager les deux candidats à la présidence de la République restés en lice après le 7 octobre. Les électeurs ont alors aussi désigné les gouverneurs dans les Etats fédérés où aucun candidat n’avait réuni une majorité au début du mois. A tous les niveaux, les formations et des leaders qui ont dominé la vie politique nationale pendant 30 ans ont reculé ou connu la déroute. Un grand parti est sorti largement vainqueur. Il a mobilisé toutes les couches sociales et les régions de ce pays-continent. C’est le parti informel (mais très présent sur les réseaux sociaux) de la révolte contre l’insolence de l’establishment qui domine la vie publique depuis des décennies, ignore très souvent l’intérêt général, défend avant tout ses privilèges et sert sa clientèle. Populiste de droite, Jair Bolsonaro, porte-voix et symbole de cette vague de fond, est sorti largement vainqueur du scrutin présidentiel.
Scandales de corruption
Cette révolte naît en juin 2013. Des millions de Brésiliens descendent alors dans la rue pour protester contre le gouvernement de la présidente Dilma Rousseff et le Parti des Travailleurs de Lula (PT) au pouvoir depuis dix ans. Les manifestants dénoncent aussi la corruption et l’impéritie des pouvoirs publics, incapables depuis des lustres d’organiser des services de santé, d’éducation ou de transport efficaces. En 2013 puis ensuite, les gouverneurs locaux et l’Etat fédéral dépensent des fortunes dans la construction des stades pharaoniques en vue de la Coupe du monde de football de 2014 et des Jeux olympiques de 2016. Ils continuent pourtant à manifester une incurie totale face à la dégradation des services publics, à l’insécurité grandissante, à l’essor de réseaux de trafiquants de drogues qui contrôlent les périphéries de nombreuses agglomérations. Une crise économique majeure éclate fin 2014. Au même moment, la justice commence à mettre à jour les énormes scandales politico-financiers qui ont marqué les onze années de pouvoir du PT et de ses alliés. L’indignation populaire se transforme alors en franche colère.
Obscur député de Rio de Janeiro, capitaine de réserve de l’armée, Jair Bolsonaro a surfé très tôt sur cette colère. La victoire électorale de ce candidat de la droite populiste, nationaliste et autoritaire au scrutin présidentiel est liée à la désespérance qui a suivi les années flamboyantes de Lula.
Lula et la désindustrialisation du Brésil
Au cours de son premier mandat (2003-2005), l’ancien président a été un bon chef de l’Etat. Il a mené une politique économique intelligente et pragmatique. Il a contraint l’ensemble du pays à réfléchir sérieusement aux inégalités énormes qui le déchirent, qu’elles soient de revenus, de races ou de genres. Lula bénéficie alors d’un choc extérieur très favorable. Avec le cycle de hausse des cours des matières premières (de 2004 à 2009), le pays connaît une phase d’enrichissement temporaire. Le salaire minimum est relevé. L’emploi formel progresse. L’Etat facilite l’accès au crédit des ménages les plus modestes. Une nouvelle classe moyenne avide de consommation émerge. Un programme de revenu minimum garanti destiné aux plus modestes est développé. La pauvreté recule. L’essor du marché intérieur, les taux d’intérêt relativement élevés pratiqués au Brésil attirent investissements et placements financiers étrangers. Les réserves en devises augmentent. La monnaie nationale se valorise par rapport au dollar. La croissance atteint en moyenne 4% par an entre 2003 et 2010.
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Durant ces « années glorieuses », l’Etat ne s’attaque pas aux fléaux anciens qui empêchent une croissance durable et une distribution équitable des revenus : bureaucratie envahissante, infrastructures de transport obsolètes, enseignement de base et santé publique insuffisants et inefficaces. Une législation du travail rigide et archaïque est maintenue. L’économie reste très fermée aux échanges extérieurs. La pression fiscale augmente afin de financer les salaires et les retraites d’une fonction publique très choyée, les subventions en tous genres consenties aux entreprises nationales et les rentes obtenues par de nombreuses corporations. Les impôts ne suffisant pas, l’Etat comble un déficit croissant par un endettement coûteux et propulse ainsi les taux d’intérêt pratiqués à des niveaux stratosphériques. Fragilisées par l’environnement économique, financier et juridique dans lequel elles doivent opérer, les entreprises industrielles nationales voient leur compétitivité se dégrader. Pendant les années Lula, les grands centres commerciaux se multiplient. Ils se remplissent de biens de consommation durable fournis par des usines… chinoises. Le pays dirigé par un ancien syndicaliste de la métallurgie se désindustrialise.
Le désastre Dilma
Après la crise financière mondiale de 2008-2009, Lula réussit à faire élire sa protégée à la tête de l’Etat. Dilma Rousseff va superbement ignorer les obstacles structurels évoqués plus haut et tenter de perpétuer un miracle économique éphémère. Le gouvernement cherche d’abord à doper la demande intérieure en stimulant le crédit. Il entend aussi réveiller l’industrie. L’administration Rousseff multiplie les crédits subventionnés et les exemptions fiscales (creusant ainsi le déficit et la dette), persuadé que ces anabolisants sont des remèdes efficaces à l’anémie et que l’injection permanentes de nouvelles liquidités va suffire pour transformer une économie de moins en moins compétitive en bolide de compétition. Bénéficiant aussi d’un renforcement du protectionnisme commercial, l’industrie ne réagit pourtant pas de ce dopage : elle est incapable de répondre par une offre croissante et compétitive à l’accroissement incessant et provoqué de la demande intérieure. Confrontés à la reprise de l’inflation, dès 2013-2014, les ménages très endettés réduisent leur consommation. Inquiétées par l’emballement du déficit public, les entreprises cessent d’investir.
Le pays entre alors dans la pire récession de son histoire. Entre 2015 et 2016, le revenu moyen par habitant baisse de 10%. Le chômage prend des proportions considérables (13,1% des actifs étaient touchés à la fin 2017) et touche des familles devenues insolvables. Le nombre de pauvres repart à la hausse. La fameuse nouvelle classe moyenne s’étiole. Les rêves d’ascension sociale partagés par des millions de Brésiliens se transforment en cauchemar. Pour maintenir les rentes des castes de privilégiés (fonction publique, salariés des compagnies d’Etat, retraités bénéficiant de régimes spéciaux), l’Etat en déficit laisse filer une dette très coûteuse. Après la destitution de Dilma Rousseff (en août 2016), le gouvernement intérimaire n’évite la banqueroute qu’en tranchant dans les dépenses d’investissement ou de santé et d’éducation…
Personne n’est à l’abri
La colère que manifestent aujourd’hui les électeurs brésiliens n’est pas seulement due à ce désastre. N’en déplaise à une presse européenne aveuglée par son romantisme révolutionnaire, Lula n’a pas été seulement (pendant un bref moment) le symbole d’un Brésil enfin préoccupé par ses inégalités et la pauvreté. Aujourd’hui condamné à 12 ans de prison et incarcéré, il n’est pas la victime innocente d’une conspiration montée par l’élite traditionnelle brésilienne. Le Parti des Travailleurs et son leader ont gouverné le pays pendant treize ans, soutenus par cette même élite avec laquelle ils ont noué une complicité de coulisses. En échange des crédits publics très importants qui irriguaient leurs caisses et de marchés publics garantis par des appels d’offre truqués, les entreprises proches du PT et de ses alliés approvisionnaient généreusement des réseaux clandestins de financement des forces au pouvoir. Les caisses noires ainsi constituées ont permis d’acheter le soutien d’une grande formation parlementaire centriste regroupant des notables influents, alliés indispensables pour constituer une majorité durable. Pour pérenniser l’alliance avec cette formation clientéliste, il a fallu offrir à ces notables des avantages sonnants et trébuchants. Il a fallu aussi garantir à leurs affidés des places privilégiées au sein de l’Etat et des innombrables entreprises publiques que le PT a renforcé ou créé.
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Le détournement de fonds publics, le clientélisme et la corruption ne sont pas nés au Brésil en 2003. Mais la coalition formée autour de la formation de Lula a porté ces pratiques à des niveaux jamais vus et pendant plus d’une décennie. Leaders et partis au pouvoir n’ont pas alors perçu que la justice avait changé et que l’impunité longtemps garantie aux puissants n’était plus assurée. A partir de 2013, de jeunes magistrats ont commencé à soulever le voile. Désignées sous le vocable de « lavage-express », des investigations, enquêtes et procédures lancées régulièrement depuis ont mis à jour dans le détail le modus operandi de l’organisation criminelle mise en place par le PT et ses alliés. L’opération « lavage-express » a aussi révélé les traits les plus sombres et nauséabonds de l’ensemble du système politique. Des dizaines de personnalités publiques (y compris Lula lui-même, condamné à 12 ans de prison), d’élus de tous grades et d’hommes d’affaires ont été mis sous les verrous. Depuis cinq ans, les citoyens brésiliens ont pu suivre une impressionnante leçon de sociologie politique appliquée. Cette leçon a contribué à renforcer le sentiment collectif d’indignation et de colère.
Le Brésil aime les messies
Les partis de la droite populiste qui appuient Jair Bolsonaro ont su exploiter le désespoir et la rage d’une majorité d’électeurs. Le probable futur chef de l’exécutif s’est forgé une image d’homme providentiel, de leader antisystème, de pourfendeur de la corruption et de mœurs politiques archaïques. Partisan d’un pouvoir fort et de l’ordre moral, soutenu par les églises évangéliques (très influentes dans les milieux populaires), Bolsonaro promet d’engager une lutte sans merci contre la criminalité. En se laissant séduire par ce personnage autoritaire qui annonce le salut de la patrie et la rupture avec la politique traditionnelle, les électeurs brésiliens ont une fois de plus (le phénomène est récurrent dans l’histoire du pays) choisi de confier leur destin à un homme providentiel, un leader messianique, un rédempteur. Ils ont voulu croire qu’il suffisait de sortir les sortants pour que la crise politique et économique de ces dernières années devienne un mauvais souvenir. Ils risquent de déchanter très vite.
Dès son début de mandat, l’ancien capitaine devra s’attaquer au déséquilibre des finances publiques et freiner la course folle de la dette qui peut déboucher sur une crise financière majeure. Pour éviter cette dérive, il ne suffit pas de remettre en cause les privilèges et les crimes de notables traditionnels et des politiciens d’hier. L’Etat est un formidable pourvoyeur de rentes pour une large part des classes moyennes organisées en corporations. Dans un pays qui vieillit, les pensions confortables des fonctionnaires (civils et militaires) et des classes aisées dévorent les finances publiques. Pour assurer le simple fonctionnement de services de base (santé, éducation, police…) il faut désormais une réforme urgente et forte des régimes de retraites. Risquons un pronostic : Bolsonaro n’aura probablement pas la force et le talent politiques nécessaires pour remettre en cause les rentes assurées par l’Etat. Devant la difficulté de la tâche, le nouveau président reculera. Pour conserver sa popularité, il donnera la priorité à la répression, à la mise en place d’une législation sécuritaire. Confronté rapidement à la débâcle financière puis condamné à des performances économiques médiocres, le Brésil deviendra une démocratie autoritaire.
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