Brendan O’Neill est rédacteur politique en chef de Spiked, magazine britannique libertarien en ligne. Le titre du livre qu’il vient de publier parle, pour ainsi dire, de lui-même. Michèle Tribalat l’a lu.
Brendan O’Neill n’aime pas l’expression « culture de l’annulation » (cancel culture). Il la trouve trop euphémisante pour ce qu’elle désigne. Cela revient à qualifier l’inquisition de « gestion de l’information ». Il nous faut de nouveaux termes pour analyser cette post-science, cette post-vérité, cette furie que déchaîne des idées qui, il y a seulement sept ans, faisaient l’unanimité. « Nous vivons une guerre contre l’hérésie », sans piloris et sans bûchers, mais avec des vies et des carrières gâchées. L’expression « her penis », littéralement intraduisible en français, est le meilleur exemple de l’irrationalité et de la pente autoritaire du moment.
Her penis
Ces deux mots sont devenus d’usage courant dans la presse (par exemple dans The Times, la BBC) et les réseaux sociaux. En 2018, le Daily Mirror parlait ainsi d’une « femme » qui décida de garder son pénis puis découvrit qu’elle était lesbienne ! Sur recommandation du National Police Chiefs Council, la police enregistre plutôt le genre déclaré que le sexe, y compris en cas de viol. Elle se plie ainsi à une forme d’autoritarisme culturel exigeant la primauté des illusions subjectives des gens sur la vérité objective, avec le risque de fausser les statistiques sur le viol commis par des hommes sur des femmes obligées de flatter les fantaisies de leurs agresseurs. Elle détruit le sens du viol pourtant encore inscrit dans la loi anglaise. C’est la version moderne de Big Brother de 1984. De grands groupes se plient à la novlangue. Ainsi, la BBC encourage ses employés à ajouter le pronom souhaité à leur signature. Des banques aussi. Dans le domaine médical on parle maintenant de « personnes qui accouchent » et de « personnes enceintes ». L’expression « sexe assigné à la naissance » change la manière de considérer la création de la vie. Le genre, mais aussi le sexe seraient de l’ordre du ressenti. Il serait impossible de déduire le sexe d’un enfant à la naissance d’après ses organes sexuels. En Irlande, une loi votée en 2015 autorise même les trans à changer ce qui est inscrit sur leur bulletin de naissance.
Pour Brendan O’Neill, le premier devoir d’un hérétique est de résister aux injonctions linguistiques et de refuser de dire des choses aussi abominables que « her penis ».
Nouvelles chasses aux sorcières
En Europe, les changements climatiques furent souvent attribués aux sorcières. Ce fut le cas pendant le petit âge glaciaire (1300-1850). Des milliers de femmes et quelques hommes furent brûlés. Aujourd’hui, la chasse aux sorcières pour raison climatique se porte bien, mais sans pendaison ni bûcher. On ne les appelle plus des sorcières mais des criminels et le changement climatique a remplacé les vents contraires dont on les accusait d’être responsables. Dans le New York Times, Paul Krugman a comparé le déni du changement climatique à une forme de trahison de la planète. Le Kennedy Institute of Ethics de l’Université de Georgetown suggère que l’on fasse des exceptions à la liberté d’expression pour des points de vue que l’on peut considérer comme destructifs et maléfiques (evil). Le Guardian, rendant compte en 2021 du 6ème rapport du GIEC parle de « verdict sur les crimes climatiques contre l’humanité » : « We are guilty as hell ». C’est une forme de collectivisation de la chasse aux sorcières. Les sermons de type religieux sur le climat sont redevenus à la mode. L’Institute for Public Policy Research encourage la création d’un « nouveau sens commun ». Le programme consiste à changer le langage pour reformater les pensées et nous amener à adopter un état d’esprit apocalyptique. Joël Kotkin parle du syndrome « le débat est clos ». En fait, l’orthodoxie scientifique sur le changement climatique révèle les obsessions morales et politiques des nouvelles élites, leur perte de foi dans la modernité et leur volonté de réduire l’empreinte humaine. La tache de l’hérétique est de se méfier de l’orthodoxie et du consensus, au risque de blasphémer. Comme l’a écrit Bernard Shaw, « toutes les grandes vérités commencent par être des blasphèmes ».
La métaphore du Covid
Dès le départ, le covid fut une maladie physique et une métaphore, un symbole, une allégorie pour ce que les élites voyaient comme les maladies de la société. Il devint la métaphore de la nature toxique de la société moderne dont seul un contrôle social sévère pourrait venir à bout. Le professeur Michael T. Klare parla même de planète vengeresse. Soit une sécularisation de l’idée de colère divine, la nature remplaçant Dieu.
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Le covid fut aussi la métaphore du populisme, vu comme la maladie de la démocratie.
On a donc des penseurs laïques qui, aujourd’hui, prient pour qu’une épidémie satisfasse leur demande de retour à la normalité politique, punisse ceux qui font fi des avis des experts et ramène ces experts sur le devant de la scène. Les auteurs de la grande déclaration Barrington furent traités de « marchands de doutes », comme s’il fallait protéger la population du doute. Le Covid fut aussi la métaphore des dangers supposés de la liberté humaine. Nous sommes ainsi vus comme des créatures toxiques à contrôler pour éviter que ne se propagent des croyances nuisibles et la pollution des comportements. L’hérétique a le devoir de résister et de défier cette calomnie.
La censure islamique
Il est difficile de parler positivement du soulèvement féministe en Iran en 2022 sans être accusé d’islamophobie, terme dont le contenu a été défini, en 1997, par le think tank Runnymede. L’islamophobie serait le fait de penser que l’islam est inférieur à l’Occident, irrationnel, sexiste alors que la bonne attitude consiste à le déclarer différent et digne d’un égal respect. Définition à laquelle on se réfère encore aujourd’hui au Royaume-Uni. L’islamophobie est devenue un euphémisme pour désigner le relativisme moral. Ce qui explique sans doute la faiblesse de la réponse en Occident à la révolte iranienne. Rien à voir avec l’écho donné au meurtre de George Floyd ! Le All-Party Parliamentary Group sur l’islam définit l’islamophobie comme un type de racisme visant des expressions de la musulmanité ou perçues comme telles. Il appela à poser des limites appropriées à la liberté d’expression et proposa un ensemble de tests permettant d’établir si la critique est légitime.
Gare aux réflexions humoristiques jugées islamophobes. Elles peuvent vous coûter votre emploi, sans parler des désinvitations et autres punitions sociales. Même Trevor Phillips, l’ancien président de l’EHRC (Equality and Human Rights Commission), fut suspendu du Labour Party pour avoir déclaré qu’une minorité substantielle de musulmans ressentait une sympathie pour les tueurs de Charlie Hebdo. En 2015, une enquête montra pourtant que c’était vrai pour 10% des Britanniques musulmans âgés de 18 à 34 ans. La chasse à l’islamophobie touche aussi l’art et la littérature. Comme l’écrit Brendan O’Neill, le permettre, c’est donner un droit de veto aux islamistes sur la vie culturelle de la nation. La police du contre-terrorisme est elle même touchée par une pudeur verbale par crainte d’être traitée de racisme. Cette pudeur ne fut pas que verbale dans l’affaire des jeunes filles violées révélée par Maggie Oliver. La censure qui s’exerce ainsi conduit à se détourner de la réalité et à décourager toute discussion honnête des problèmes. Elle incite à se mentir à soi-même. Pour Brendan O’Neill, il est temps de se rendre comte que la fatwa contre Salman Rushdie a gagné. Elle a été internalisée de manière perverse par la société occidentale, à la joie évidente des ayatollahs : « nous sommes devenus l’avant-poste complaisant de leur régime de censure islamique ».
L’ascension des cochons
« Gammon » est devenu l’insulte à la mode à gauche à destination de ceux qui ruineraient la vie politique du pays, en gros, les mâles blancs d’un certain âge de la classe ouvrière qui ont voté pour le Brexit. Gammon désigne leur face rougeaude (couleur que prend un rôti de porc bouilli) due à l’excès de bière. Cette référence au cochon pour désigner la populace inculte n’est pas nouvelle en Angleterre. On la trouvait chez Burke dans ses Réflexions sur la révolution en France de 1790. Le Brexit n’a fait que réactiver cette cochonphobie de l’establishment. Elle dénote une profonde méfiance à l’égard des gens ordinaires, ceux que Richard Dawkins a désigné en juin 2016 comme « les ignares qui ne devraient pas avoir leur mot à dire sur notre appartenance à l’UE ». Sous couvert d’attaque du populisme, c’est la démocratie qui est visée. On détruit ainsi l’idée selon laquelle, gammon ou pas, l’individu a suffisamment de raison pour porter des jugements et résister au mensonge. La démocratie ne se prouve pas par ses résultats mais par la possibilité de faire un choix, laquelle donne un sens à la liberté individuelle et fait, de la place où l’on vit, un monde qu’il est possible de façonner, de posséder et de gouverner. « Cochons, continuez de vous battre pour les droits du porc », tel est le conseil que donne Brendan O’Neill aux gammons.
La honte d’être blanc
À l’été 2020, le meurtre de George Floyd fut le moment important de la haine de soi chez les blancs, une auto-humiliation qui revint à collectiviser la culpabilité pour la mort de George Floyd. Le parallèle avec le covid fut vite fait, ce qui revenait à faire du racisme un problème de santé publique.
Le moment Floyd fut aussi celui de l’enracinement des politiques identitaires qui firent de la formation à la diversité une véritable industrie, notamment sur les lieux de travail.
Ce racialisme demande l’expiation permanente des blancs pour réduire la peine des noirs. Le racisme devient un péché originel héréditaire se transmettant au fil des générations. Cet antiracisme moderne est une révolution culturelle contre l’ère des droits civiques. C’est une autre façon de réhabiliter l’imaginaire raciste, un assaut contre les Lumières et la modernité. Beethoven et Shakespeare deviennent les symboles de la suprématie masculine blanche dont il faut protéger les noirs, que l’on décourage ainsi d’accéder aux œuvres culturelles universelles. Les noirs seraient des patients à guérir, des êtres vulnérables et les blancs des êtres toxiques. Dire qu’il n’y a qu’une race humaine est aujourd’hui traité comme un blasphème. C’est le manque d’opposition à cet antiracisme moderne qui a permis l’anéantissement du progrès moral des années 1960 et un déclin du progrès culturel de l’ère moderne. Soyons hérétiques, écrit Brendan O’Neill et appelons à l’universalité des droits et de la dignité.
L’amour qui n’ose pas dire son nom
Le titre d’un chapitre du livre de Brendan O’Neill fait référence à un poème écrit par Alfred Douglas, précédé d’un court texte d’Oscar Wilde (dont il était l’amant), il y a 130 ans dans le magazine étudiant d’Oxford abordant l’homosexualité, Chameleon. Ces mots conduisirent Oscar Wilde devant le tribunal pour indécence. L’éditeur fut conduit à renier cette publication dans le Daily Telegraph et c’en fut fait de Chameleon. Une annulation, en somme !
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Aujourd’hui, un magazine comme Chameleon aurait à essuyer les menaces portées par l’idéologie du genre. C’est la dernière innovation du politiquement correct : redonner un souffle aux idées homophobes. L’homosexualité est un obstacle à l’idéal d’un monde postbiologique. Stonewall, l’association crée en 1989 pour combattre l’homophobie, a redéfini l’homosexualité comme l’attraction pour le même genre. Elle juge les homosexuels archaïques. Ils devraient être attirés par ceux qui se disent du même genre qu’eux, quel que soit leur sexe. Pour cette nouvelle idéologie du genre, c’est le sexe qui trahit la véritable identité. Un tel discours n’est pas sans rappeler celui tenu de la fin du XIXème jusqu’au milieu du XXème siècle, selon lequel l’homosexualité n’est pas une perversion mais un problème biologique. La psychiatrie parlait alors d’inversion. On assiste aujourd’hui à une repathologisation de l’homosexualité qui nécessite que l’on s’en prenne au corps pour le rendre compatible avec le sexe du cerveau. L’Iran est le champion, derrière la Thaïlande, de la chirurgie transgenre parce que violemment homophobique. Lors d’une Pride à Cardiff en 2022, des lesbiennes qui affichaient une banderole intitulée « les lesbiennes n’aiment pas les pénis » furent sorties du cortège par la police pour leurs propos dits haineux. Là où le langage est sous contrôle, la pensée l’est aussi. C’est pourquoi le passage de « même sexe » à « même genre » est problématique. Pour les gays, c’est la défaite après une grande victoire.
Vive la haine !
Le paradoxe est que l’essentiel de la détestation, du mépris de l’autre vient aujourd’hui de ceux qui disent s’opposer à la haine. En témoignent les injures et menaces que reçoit J.K Rolling pour avoir déclaré que les hommes ne sont pas des femmes, quels que soient les traitements qu’ils subissent, observe Brendan O’Neill. Comme il l’écrit, les militants trans et leurs alliés « détestent la haine, sauf la leur » et « la voient partout ». Ils sont très actifs dans la lutte visant à en expurger la vie publique, notamment par leur pratique de l’annulation. Le but n’est pas tant de s’attaquer à la haine que de la sanctionner. La participation à ces croisades contre la haine permet de sanctifier sa propre haine. Ne sont pas épargnés ceux qui, bien que non blancs, refusent d’y participer et sont traités de vendus. On l’a vu après le renversement de l’arrêt Roe v. Wade sur l’avortement par la Cour suprême. Clarence Thomas fut agoni d’injures. En fait, la haine n’est pas interdite pourvu qu’elle vise les bonnes cibles. Cette idéologie de lutte contre la haine s’est répandue pratiquement dans tous les secteurs de la vie, avec des codes de correction à respecter sous peine d’être banni. Comme l’écrit Brendan O’Neill, c’est la version séculière de l’inquisition et seul un fou peut s’imaginer que la censure s’arrêtera aux idées qu’il n’aime pas.
Ceux qui prétendent
Il est des blancs, aux États-Unis et au Canada, qui prétendent être des descendants d’indiens et ça leur réussit plutôt bien, au moins un certain temps. On se souvient de Littlefeather qui était venue recueillir le prix d’interprétation pour Marlon Brando en 1973 et s’était fait passer pour une apache. Elle avait alors lu un discours de Brando refusant le prix en raison du traitement des Amérindiens dans le cinéma, sous les huées des présents. Mais en septembre 2022, pour se faire pardonner, l’Academy Awards avait donné une réception en son honneur. Les temps avaient bien changé. On apprit néanmoins, après sa mort deux mois plus tard, qu’elle se dénommait Cruz et était la fille d’une blanche et d’un Mexicain. Les cas se sont multipliés [1]. Ainsi, l’universitaire Jessica Krug s’inventa une enfance de pauvreté dans le Bronx, abandonnée par son père, violée et dont la mère portoricaine était une droguée. On découvrit plus tard qu’elle était blanche et juive de classe moyenne supérieure. Ces mensonges sont une réponse à la censure et à l’annulation caractéristiques de l’idéologie identitaire. Ils indiquent à quel point personne n’ose critiquer quelqu’un qui prétend être ce qu’il n’est pas. On demande aux blancs d’être moins blancs, c’est ce que font ceux qui prétendent ne pas l’être, en mentant. N’est-ce pas ce que nous faisons tous à un degré ou à un autre ? écrit Brendan O’Neill. La nouvelle génération, qui cultive obsessionnellement les identités queer, est aussi engagée dans une version sexuelle du mensonge racial, pour éviter d’apparaître comme un hétérosexuel vieillot ! Ce que critique Brendan O’Neill, ce n’est pas l’appropriation culturelle mais la délégitimation au cœur du mensonge identitaire.
L’identitarisme fait de nous des faussaires qui, au lieu d’être, disent « s’identifier à… ». L’identité est devenue un costume. « C’est l’évacuation de toute substance se référant à nos anciennes identités qui a enflammé la chasse éperdue à de nouvelles identités ». Brendan O’Neill rappelle le mot de Kant : « Aie le courage d’utiliser ton propre entendement ».
Les mots blessent
Pour les Nations unies, l’instrumentalisation du discours public à des fins politiques peut conduire à la stigmatisation, la discrimination et la violence à grande échelle.
Une Université américaine a même fait une liste des mots qui blessent. « You, guys », qui généralise le masculin, y figure ! On dit que le pouvoir des mots justifie qu’on les contrôle. C’est tout le contraire. C’est parce qu’ils ont du pouvoir qu’ils doivent être libres. Brendan O’Neill cite le cas de William Tyndale qui œuvra à traduire la Bible et fut à la pointe de la réforme protestante. Il considérait, contre l’avis de l’Eglise, que chacun devait pouvoir la lire. Arrêté en 1535, il fut condamné, pendu et brûlé sur un bûcher. Comme l’a montré aussi l’attentat à Charlie Hebdo, la censure est beaucoup plus violente que les mots. Brendan O’Neill nous conjure de cesser de plaider notre cause en disant « ce ne sont que des mots », comme si s’exprimer était une chose sans importance. En plus d’être violente, la censure émousse notre sens critique, nous infantilise et nous exhorte à croire ceux qui décident à notre place ce que l’on doit penser. Il rappelle, à ceux qui vantent le respect et la civilité, que la liberté d’expression n’est pas un travail social, comme l’avait dit Claire Denis à propos de ses films jugés non corrects politiquement. « L’hérésie fait mal, c’est fait pour ».
Source: Blog de Michèle Tribalat
[1] Comme en témoigne le recensement de 2020. Le nombre des Amérindiens, au moins partiellement, a augmenté de 85 % en dix ans. https://usafacts.org/articles/how-the-native-american-population-changed-since-the-last-census/.
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