Dans l’avant-dernier chapitre du Peuple de la frontière, Gérald Andrieu relate son étape dans la vallée rendue célèbre par le militant pro-migrants Cédric Herrou. Ici, partisans et adversaires des actions illégales ne parlent plus la même langue. Les uns ont peur pour les droits de l’homme et les autres pour eux-mêmes. Extraits.
De Touët-de-l’Escarène, il m’a fallu deux jours de marche pour atteindre Breil-sur-Roya. C’est mon ultime étape avant mon arrivée à Menton. (…) Depuis quelque temps, deux Breil s’opposent en silence : ces habitants qui ont décidé de répondre au flux de migrants venus d’Italie en les aidant et ceux qui ne comprennent pas qu’on puisse agir ainsi, en contrevenant parfois à la loi. Quoi qu’on pense du sujet, seul le premier camp a droit à l’attention des médias. Bien sûr, on peut faire confiance à Christian Estrosi et Éric Ciotti, dont la mainmise s’étend jusqu’en ses terres reculées des Alpes-Maritimes, pour donner de la voix contre ceux qui portent assistance aux clandestins. Mais les « simples » locaux, qui ne comprennent pas ou ne l’acceptent pas, eux, on ne les voit pas, on ne les entend pas.
Du coup, voilà la Roya dépeinte en « vallée rebelle » avec, à sa tête, un « personnage », une « gueule » reconnaissable entre toutes : Cédric Herrou, cet agriculteur breillois à lunettes d’une trentaine d’années, portraituré par Libé en « passeur décisif » parce qu’il a pris l’habitude de faire franchir la frontière à ceux qui ont pris la route de l’exil et de transformer ses rendez-vous avec la justice en véritables tribunes. Si l’on se fiait à ces seuls articles, on pourrait penser rencontrer à chaque coin de rue des adeptes de la désobéissance civile. Évidemment, les choses sont plus compliquées…
« Breil a toujours été une commune plutôt de droite, une ville “catho rurale” en quelque sorte, où les gens n’étaient ni de gauche, ni de gauche ! Seulement, la droite ici ne fait pas de politique. Alors que le pôle de gauche, bien que minoritaire, est très agissant. » Michel Masseglia en sait quelque chose. Il est encarté au PCF depuis 1976 – « Quand Georges Marchais a mis fin à la dictature du prolétariat », tient-il à préciser – et occupe le poste d’adjoint à la culture, aux sports et aux associations au sein d’une majorité qui va « du centre à l’extrême gauche » et est arrivée au pouvoir « après trente ans de droite ». Lui est du genre très très « agissant ». C’est simple : qui vient à Breil croisera cent fois par jour sa bonne trogne de Gaulois, que l’on croirait dessinée par Uderzo ; il est partout : « Quand tu n’as pas de tête, t’as des jambes, comme on dit ici ! » À 71 ans, ni sa tête, ni ses jambes ne lui font défaut. Alors il les met à profit de cette commune qui abrite ses ancêtres depuis, au moins, le début du xviie siècle. Mais aussi de ceux qui essayent d’entrer en France. La veille, il participait à une maraude à Vintimille pour distribuer à manger aux migrants. Il en est encore excité comme un gamin. Et il assume de porter assistance à des clandestins : « Au début, la question de la légalité, tu ne te la poses pas. Parfois, ça aurait pu mal tourner, mais je n’ai jamais eu la trouille finalement. Je considérais que j’étais dans la légalité morale… » Après quelques minutes, il enterre même le débat : « Dans la ruralité, quand t’as un mec en galère, eh bien tu l’aides, ce n’est pas plus compliqué ! »
Cédric Herrou ne fait pas non plus dans les longs discours. Pas la peine d’évoquer le fait que les libéraux les plus ardents rêvent, eux aussi, d’un monde sans frontières ; nul besoin de lui soumettre des passages de ce discours de Jean Jaurès dans lequel il regrettait que « le capital international aille chercher la main-d’œuvre sur les marchés où elle est la plus avilie, humiliée, dépréciée, pour la jeter sans contrôle et sans réglementation sur le marché français, et pour amener partout dans le monde les salaires au niveau des pays où ils sont le plus bas ». (…) La question du droit, il la retourne d’une formule qu’il répète sans cesse dans les médias : « L’État est plus dans l’illégalité que moi. Le droit à la demande d’asile n’est pas appliqué. Dans le Sud-Est encore moins qu’ailleurs. Il y a ici une gestion politique très particulière. On peut dire qu’il y a une République française et une République du Sud-Est. » Basta, ça s’arrête là. (…)
En attendant, ce dernier a d’autres préoccupations. Il craint pour seize très jeunes migrants accueillis à son domicile depuis près de deux semaines. Des Érythréens, des Soudanais, des Éthiopiens pour la plupart, comme à Steenvoorde, dans le Nord, où je faisais ma première vraie halte, il y a tout juste cinq mois. Il ne veut pas qu’ils soient embarqués en autocar par la police aux frontières sans connaître leur destination et être certain qu’ils seront pris en charge par des professionnels de l’aide sociale à l’enfance. « Hier, ils nous l’ont déjà fait à l’envers. On était pourtant avec des avocats. » Quatre migrants, dont un couple avec un enfant, explique-t-il, auraient été reconduits en Italie par les autorités.
La gendarme qui gère le problème du jour – un lieutenant à en croire les deux galons blancs de son uniforme – pourrait devenir chèvre, mais elle préfère en rire. « C’est un sketch ! Il va falloir faire monter jusqu’ici un nouveau chauffeur ! Celui-ci a dépassé l’amplitude horaire autorisée… » En refusant de monter à bord, les jeunes migrants, sans le savoir, ont joué la montre : l’heure a tourné et la législation impose qu’un autre, tout frais, prenne le volant du car… Mais Cédric Herrou ne semble pas se réjouir de cette première victoire décrochée en plein cagnard, à deux pas de l’hôpital de la ville. Assis sous cet arrêt de bus, derrière lequel se sont regroupés ses protégés, il paraît épuisé, abattu presque. Dans quelque temps, quand il aura toutes les assurances qu’il attendait, il les saluera une dernière fois, un à un, d’une accolade, glissant à chacun un petit mot : « Attention hein ! », « Bonne chance ! », « Good luck ! » (…)
Au bar des Alpins, tenu par l’estimable Serge, un Marseillais au cuir coloré par le soleil, épaissi par la vie, et qui prend soin de ne jamais oublier votre prénom, je retrouve Nathalie, la fille de Michel Masseglia. Avec elle, la discussion ira plus loin. Je vais même comprendre ce vague à l’âme qui frappe parfois ceux qui aident les migrants. Elle est pourtant d’un naturel jovial. Elle en a même fait son métier : « J’ai 43 ans et je suis clown, c’est ma fierté ! J’en ai bavé des ronds de chapeau, mais oui, je suis clown soliste ! À Breil-sur-Roya, la con d’sa mère ! » Avant d’être artiste, elle a été instit en primaire, « deux ans seulement, pour rassurer mes parents et être bien certaine que ce n’était pas ça que je voulais faire ».
Les migrants ? Le sujet s’impose à elle à l’été 2015, quand, bloqués à la frontière Vintimille-Menton, ils s’installent, des semaines durant, sur les rochers du bord de mer, côté italien : « C’était de l’humanitaire pur et simple, il s’agissait de leur amener de l’eau. » En mai 2016, pour la première fois, elle en fait monter à bord de sa voiture : « Trois Soudanais, ils étaient paumés sous la pluie. Tu sais que ça craint quand tu fais ça. Mais, en fait, tu ne sais rien. À l’époque, je ne connaissais pas la différence entre un migrant, un réfugié, un déplacé, un demandeur d’asile, etc. » Elle m’avoue en avoir accueilli, depuis, une trentaine, chez elle, dans sa maison de 40 m2, avec toilettes sèches, construite sur les terres de son arrière-grand-père, où elle vit avec son breton de mari et un petit garçon de 12 ans. Elle confesse aussi avoir commis des erreurs : « Les premiers que j’ai accueillis, je les ai rhabillés de la tête aux pieds. Slips, chaussures, je leur ai tout donné. À la fin, ils m’ont dit : “T’es riche, toi” et je m’en suis voulue parce que je perpétuais l’idée que l’Europe, la France, c’était vraiment cet Eldorado qu’ils venaient chercher. » Ces derniers temps, Nathalie s’est moins investie : « T’as le sentiment de vider la mer avec une petite cuillère. Et puis, je ne veux plus trop m’attacher. Tu ne peux pas porter, seule, 30 sacs à dos pleins d’histoires, d’émotions, ton cœur ne tient pas. Ça m’a un peu pourri la vie… Mais je ne comprends toujours pas comment font ceux qui passent comme si de rien n’était, comme si c’était des plantes qu’ils apercevaient au bord de la route… » À cet instant, son père apparaît dans le bar – il est vraiment partout – et Nathalie explose de rire : « Si je suis comme ça, c’est sa faute à lui ! »
Il y a mille façons d’aider. Certains le font de manière quasi « industrielle » et vont jusqu’à revendiquer « enfreindre la loi allègrement ». Étonnant hasard : Françoise Cotta, l’avocate du frère du terroriste du Bataclan avec qui, en Alsace, j’avais eu une discussion téléphonique tendue sur le djihad, possède une maison à Breil. Dans une tribune pour le site de L’Obs publiée après mon passage, elle explique y avoir accueilli « 450 personnes » et « se foutre de l’interdit ». D’autres multiplient les petits gestes, plus artisanaux disons, ou plus discrets plutôt, comme cette employée de la SNCF qui, elle, ne veut surtout pas que son nom apparaisse. Elle a assisté, me dit-elle, à des « scènes humiliantes » : « Quand tu vois un militaire mettre ses rangers sur la tête d’un type plaqué au sol, lorsque tu aperçois un CRS pousser un homme dans les escaliers, quand tu entends un migrant dire à ceux qui le contrôlent que, dans son pays, il était policier, comme eux, et qu’en retour, les mecs se marrent et lui demandent de se mettre au garde-à-vous, tu ne peux pas rester insensible. » Alors, elle évite de « collaborer » – c’est bien le terme qu’elle utilise – quand des policiers lui demandent si elle a vu des migrants. (…)
Une aide-soignante croisée à Sospel et qui s’est présentée à moi comme une sympathisante de Roya citoyenne (l’association locale qui fait dans « la défense des citoyens du monde »), elle aussi, usera d’un vocabulaire que l’on croyait réservé à la seule Deuxième Guerre mondiale. « On a parfois le sentiment d’être dans le maquis », m’expliquera-t-elle, sans se rendre compte que le rapprochement entre les deux périodes est irrecevable. Mais elle me confessera aussi ses doutes : « C’est sûr qu’à une époque, on a vu arriver que des hommes et ça nous a interrogés… » L’agent SNCF, elle, se refuse à croire que des terroristes puissent se glisser parmi eux : « Je me dis que, s’ils font autant de kilomètres, c’est bien qu’ils fuient. On ne ferait pas la même chose, nous ? » Et de m’expliquer que son propre grand-père, en son temps, est entré en France de façon clandestine. Pour Nathalie, c’est même l’inverse : « On craint que viennent des terroristes, mais les migrants, vu comment on les accueille, dans dix ans on en aura vraiment fait des terroristes ! » De toute façon, pour elle, « on mélange tout » dans cette histoire : « Migrants, islam, terrorisme… Ici, la majorité des migrants que l’on a, ce sont des Érythréens et beaucoup sont chrétiens orthodoxes1 ! »
Mais il n’empêche, à Breil, certains ont la trouille. Ou, plus simplement, ils en ont marre de ce « boxon », comme ils disent. Ceux-là, je l’expliquais plus tôt, les journalistes ne vont pas les voir. Ou les médias ne veulent pas les entendre, ou bien alors ils ne songent même pas qu’il faudrait leur donner la parole ? Je ne sais pas quelle est la pire des deux explications. Ce dont je suis sûr, pour l’avoir expérimentée, c’est qu’une troisième vient se rajouter : il est beaucoup moins facile de faire parler cette partie de la population, personne ne voulant passer pour celui qui n’aurait pas de cœur, pour le « salaud de service », en définitive.
Avec Laure, 60 ans, qui tient La Presse de la Roya, j’en apprends plus sur cette portion silencieuse des habitants. Pas seulement parce qu’elle a été, par le passé, « adjointe dans une majorité sans étiquette », comme elle me le raconte. Mais parce que dans ce commerce tout le monde passe et livre au passage un bout de sa vie. Laure et sa collègue Christine ne font pas que dans les journaux. Chez elles, les Breillois achètent leurs cigarettes, peuvent faire leurs photos d’identité, réceptionner leurs colis, etc. « Les anciens de Breil sont tolérants et accueillants, m’explique-t-elle, il y a par exemple un grand nombre de harkis installés ici. Beaucoup de personnes veulent aider, on n’est pas inhumains. Mais là, ça bouillonne, les gens en ont marre, ils sont excédés. Il y a des personnes âgées qui vivent seules, les migrants leur font peur, elles ont l’impression de ne plus être chez elles. » Et d’illustrer son propos : « L’été dernier, il y a un vieux monsieur, à 5 h 00 du matin, il est allé avec son panier à œufs dans son poulailler et sur qui il tombe ? Des migrants ! Il a failli nous faire un infarctus ! » Et voilà Laure qui me demande de l’accompagner à l’extérieur. Du pas de sa porte, elle pointe du doigt le soupirail ouvert sur une cave logée sous l’établissement des pompes funèbres : « Vous voyez, certains vont jusqu’à dormir là-dedans. Je l’ai signalé. On ne peut quand même pas laisser des gens vivre dans ces conditions… » De retour à l’intérieur, la commerçante me dit « toucher du bois » : « J’espère qu’il n’arrivera rien, il y a quand même des chasseurs dans le coin… »
Sur la place Biancheri, j’en rencontre un autre que les journalistes venus à Breil pour les migrants n’interrogent jamais. Il est pourtant élu d’opposition : Jean-Pierre Beghelli. En cette fin de matinée, il est assis à la terrasse d’un café en compagnie de Laïd Boukhadra, un harki avec une main de Fatma dorée autour du cou, une chevalière géante du même métal avec ses initiales au doigt et une rosette rouge, plus discrète, fixée au revers de sa veste. Au début, Beghelli est méfiant. Il ne m’en dira rien, je ne le découvrirai que plus tard, mais il est détective privé. Et puis il craint, glisse-t-il furtivement, l’utilisation que je ferai de ses propos. Alors pour commencer, après s’être allumé une Gitane filtre, ce petit bonhomme au visage rond, en jean et sweat bleu, me parle de ce village qu’il aime, de « sa situation privilégiée entre mer et montagnes », mais qui devient, regrette-t-il, « une cité-dortoir ». Il raconte le Breil de son enfance, dont la « spécificité était de vivre en autarcie » : « Quand j’étais minot, il n’y avait pas de voitures ici. Si on s’asseyait sur un muret, on pouvait en compter trois dans la journée, dont celle du médecin ! Il y avait une douzaine de bars, quatre boulangeries. Des épiceries ? Il y en avait une quinzaine. Là, on n’en a plus : la dernière a fermé il y a 15 jours ! » Au grand bonheur, sans doute, des propriétaires du récent Carrefour. (…)
Et puis, Beghelli en vient à ceux qui aident les migrants : « Ces gens-là, je les appelle les anarchistes subventionnés. Ce qu’ils font, c’est abject… Prendre ces gens en Italie et les amener à Breil. C’est un cul-de-sac ici. Il n’y a rien. Ils descendent chercher les Noirs avec un fourgon, et après ils n’ont plus qu’à les remettre aux gendarmes. C’est du foutage de gueule. Ils profitent de ces gens, tout ça pour se faire mousser. Et après, c’est nous les méchants ? » (…)
« Quand les harkis sont arrivés, poursuit Beghelli, on ne savait pas qui c’était ces gens. Tenez, celui-là quand il est entré dans ma classe, c’était le premier que je voyais. » Et de saluer son ancien camarade d’école Ahmid, qui passe par là, avant de reprendre son propos : « Ils se sont parfaitement intégrés. Les migrants peuvent aussi s’intégrer. Si on leur permet de le faire. Pour cela, il faut un logement, un job. Ça ne peut pas fonctionner en les trimballant, comme certains le font, à droite à gauche ! » Il se tourne alors vers le fameux Ahmid, qui s’est arrêté un moment à notre table : « Bon, il y a quand même une différence avec vous, c’est que vous, vous n’étiez pas “sans droit ni titre”, vous étiez français. »
Vote à l’élection présidentielle :
1er tour : Le Pen 29,54 % ; Mélenchon 26,57 % ; Macron 15,60 %.
2e tour : Macron 53,60 % ; Le Pen 46,40 % ; abstention 28,61 % ; nuls et blancs 11,27 %.