Dans son nouvel essai La philosophie devenue folle, le philosophe Jean-François Braunstein s’attaque aux nouveaux totems du néoprogressisme : l’idéologie du genre, l’antispécisme et l’euthanasie. Courageux et incisif.
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Après la déconstruction de la différenciation sexuelle « binaire », l’offensive postmoderne vise une autre différence, celle qui sépare les hommes des animaux.
Ou plutôt de l’animal, de l’animal en général, car c’est plutôt de cette abstraction qu’il s’agit. Comme le remarque Jean-François Braunstein dans La Philosophie devenue folle, « tout l’Occident urbanisé communie dans ce culte de ‘l’animal’ en général avec d’autant plus de chaleur que le souvenir même de ce qu’étaient les animaux de nos campagnes s’efface désormais de plus en plus ». La parade de bons sentiments qui en résulte inspire notamment l’introduction dans le Code civil français, en janvier 2015, d’un amendement stipulant que « les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité » : la première partie de la phrase – que les animaux sont des êtres vivants – énonce une tautologie dont le Code pourrait se passer, et son complément fait état d’une sensibilité sans dire en quoi elle consiste pour l’attribuer indifféremment à tous les animaux. On voit mal à partir de là quelles conséquences et quelles applications juridiques on pourrait tirer de cette déclaration. Mais des « philosophes » sont là pour nous en instruire.
« Les animaux sont des humains comme les autres »
Car si les animaux sont des êtres sensibles, les hommes le sont aussi, n’est-ce pas ? Et donc à cet égard, les hommes sont des animaux, tout comme inversement, selon l’irrésistible formule attribuée à Stéphanie de Monaco, « les animaux sont des humains comme les autres ». La traduction savante de ces aphorismes sommaires se trouve dans la notion de « spécisme », forgée sur le modèle de « racisme » pour désigner et condamner les discriminations dont les animaux seraient victimes du fait qu’il ne font pas partie de l’espèce humaine. Dès lors on parlera d’ « animaux humains » pour les uns, d’ « animaux non-humains » pour les autres.
La notion de spécisme a été popularisée par Peter Singer, professeur à l’université de Princeton. De la même manière que les discriminations qu’ont subies les noirs, les colonisés, les femmes, le spécisme « viole le principe d’égalité ». À la libération des noirs, des colonisés, des femmes, doit donc succéder celle des animaux, dont la subordination a été légitimée par des siècles d’ « humanisme », que Singer rejette en bloc. S’inspirant de Jeremy Bentham pour qui la question à se poser n’est pas « les animaux peuvent-ils raisonner ? », ni « peuvent-ils parler », mais bien « peuvent-ils souffrir ? », Singer considère aussi que ce qui importe, ce ne sont ni le langage, ni la raison, ni la liberté, mais la sensibilité identifiée à la « capacité à souffrir », qui est « la caractéristique déterminante qui donne à un être le droit à une égalité de considération ».
« Un parti pris cynique – et moralement indéfendable – en faveur des membres de notre propre espèce »
De là résultent toutes sortes de conséquences, certaines d’apparence presque raisonnables (d’apparence seulement), d’autres carrément absurdes ou répugnantes. Il y a d’abord l’introduction de la notion de « droits des animaux », que l’immense majorité des juristes rejette. Mais Singer et ses adeptes vont plus loin. Si les animaux sont dotés d’un statut inférieur au motif qu’ils ne possèdent pas le langage, la raison, la conscience, qui définiraient l’humanité, alors il faut convenir qu’il y a des êtres habituellement considérés comme humains qui ne jouissent pas non plus de telle ou telle de ces facultés. Singer les qualifie par l’euphémisme de « cas marginaux » ou « non paradigmatiques » : les enfants et les adultes handicapés mentaux, les vieillards séniles, les personnes en coma profond. Pourquoi dès lors ne pas appliquer les expérimentations à fins scientifiques ou médicales sur ces êtres, plutôt que sur des animaux en bonne santé, « si ce n’est, écrit Singer, par un parti pris cynique – et moralement indéfendable – en faveur des membres de notre propre espèce ? ». Où l’on voit que « si l’on supprime la limite entre humains et animaux, on doit simultanément établir des distinctions entre plusieurs types d’humains ».
Singer se revendique de ce que l’on appelle en philosophie morale le « conséquentialisme », rejetant tout tabou moral intrinsèque, pour ne définir ce qui est bien ou mal par les seules conséquences. C’est ici que la nef des fous commence à sérieusement tanguer. Car si les espèces animales sont égales et qu’aucune barrière ne les sépare plus, il n’y a aucune raison de prohiber des relations, non seulement affectueuses, mais même amoureuses et sexuelles entre « animaux humains » et « animaux non humains ». Il est de fait que beaucoup de tabous sexuels sont tombés les uns après les autres, de manière à rendre aujourd’hui acceptables et banales des pratiques jadis condamnées. Ce seraient donc la « tradition judéo-chrétienne » et aujourd’hui le « discours des droits de l’homme », c’est-à-dire des « droits que nous attribuons à tous les êtres humains mais dénions à tous les animaux », qui justifieraient la persistance du tabou à l’égard des relations sexuelles avec les animaux. Selon cette logique, manger de l’animal cause plus de tort qu’avoir des relations sexuelles avec lui, pourvu évidemment que ces relations ne soient pas contraintes ou douloureuses et qu’elles soient « mutuellement satisfaisantes » !
Coucher, le chien !
L’avis de gros temps devient franchement inquiétant quand on découvre, grâce à Braunstein, jusqu’où peut aller un auteur comme Donna Haraway, professeur à l’université de Californie à Santa Cruz, dont la notoriété est presque égale à celle de Butler. S’étant d’abord rendue célèbre par un Manifeste Cyborg, où la science-fiction met en scène la fusion érotique avec des êtres mi-machines mi-humains, sans assignation de sexe, Haraway s’est employée à « déconstruire » encore plus loin que Butler tous les dualismes : « Entre les sexes, entre l’homme et la machine, entre l’homme et l’animal, entre la nature et la culture, etc. il n’y a plus ni humain, ni animal dans le mélangisme cosmique de Haraway. » Quant aux relations sexuelles « mutuellement satisfaisantes » avec un animal, elles ne sont pas, pour elle, seulement une conséquence logique posée en théorie, elles sont une expérience vécue, en l’occurrence avec une chienne de race berger australien nommé Melle Cayenne Pepper, que l’auteur du Manifeste des espèces de compagnie décrit avec effusion et dans des détails dont il vaut mieux rire que d’en être choqué. Selon un commentateur autorisé, cette « zooérastie », comme il l’appelle, « n’apparaît plus comme le prolongement de la contrainte hétérosexuelle masculine, opprimant les êtres féminisés, mais comme une pratique homosexuelle librement consentie » (T. Hoquet). Mais au-delà de cette relation singulière et fusionnelle avec sa chère chienne, Haraway vise plus loin : l’humain doit fusionner avec le mode vivant tout entier, avec « le riz, les abeilles, les tulipes, la flore intestinale et tout autre être organique auquel l’existence humaine doit être ce qu’elle est, et réciproquement ». Mais il vaut la peine de citer davantage pour mesurer jusqu’où va ici l’abandon de tout respect de la raison la plus commune : « Je veux que mes écrits soient lus comme une pratique orthopédique pour apprendre à refondre les liens de parenté pour faire un monde meilleur et moins familier […] C’est ma famille queer de féministes, d’antiracistes, de savants, de chercheurs, de rongeurs de laboratoires génétiquement modifiés, de cyborgs, d’amoureux des chiens, de vampires, de modestes témoins, d’écrivains, de molécules et de singes à la fois vivants et empaillés qui m’apprend comment localiser la parenté et l’espèce […] maintenant que toutes les correspondances cosmiques […] peuvent être retracées dans des géométries non-euclidiennes pour ceux qui n’ont jamais été humains ni modernes ». On appréciera la référence dans un tel contexte de delirium aux géométries non-euclidiennes, supposées aider au projet de « queeriser ce qui passe pour naturel (sic) ».
Éloge de la confusion
On ne s’étonnera donc pas qu’Haraway, tout en se prévalant d’avoir commencé par des études de biologie, récuse les formes rationnelles reconnues de la science biologique et de toute science objective en général. De Darwin, elle retient seulement, par un contresens grossier, que la théorie de l’évolution aurait contribué à presque faire disparaître la frontière qui sépare l’humain de l’animal. Qu’on ne vienne pas objecter que l’immunologie établit objectivement des séparations non seulement entre les espèces animales, mais entres les individus d’une même espèce : ce sont là des fictions résultant d’une objectivité qui n’est rien d’autre que « la forme spécifiquement moderne, professionnelle, européenne, masculine, scientifique, de la modestie comme vertu ». À partir de là, il n’y a rien d’étonnant non plus à ce que Haraway retrouve les extrêmes conséquences de la tendance gnostique déjà présente chez Butler : le corps dissout sa matérialité dans un réseau de significations, de sorte que – on admirera la limpidité du propos – « la chair n’est pas plus une chose que le gène ne l’est. Mais la sémiose matérialisée de la chair inclut les tonalités de l’intimité, du corps, du saignement, de la souffrance, de la jutosité ». Finalement l’objectivité du corps n’est que la figuration d’une histoire « littéralisée » : « Ou plutôt les objets sont des histoires gelées. Nos propres corps sont une métaphore au sens le plus littéral du terme. » (!)
Cette façon d’écrire illustre bien le rejet par Haraway de toute pensée rationnelle procédant par idées distinctes, par définitions et raisonnements. Toute définition, de ce qu’est un animal, telle espèce d’animal, un homme, une femme, équivaut à justifier des discriminations. Lorsque qu’une disciple « explique que son œuvre est une ‘entreprise radicale de déstabilisation des catégories de pensée occidentales’, il faut bien comprendre cela comme un éloge ». Un Éloge de la fusion et de la confusion, qui abolit toute frontière et toute séparation dans un élan cosmique qui pourrait bien n’avoir d’autre issue que de tomber dans le vide.
Après ce moment de vertige, un ultime chapitre de cette partie permet à Braunstein de souligner à nouveau que le confusionnisme des « animalitaires » procède d’une méconnaissance de ce que sont réellement, dans leurs diversités spécifiques, les animaux, autres que l’animal de compagnie d’un universitaire qui n’en connaît pas davantage. Cette ignorance s’exprime dans un anthropomorphisme qui projette sur les mondes animaux des questions qui n’ont de sens que dans le monde humain, comme quand on en vient à s’interroger sur la manière de régler les conflits entre espèces prédatrices et espèces chassées. « Bien » se conduire à l’égard des animaux, c’est reconnaître à la fois l’exceptionnalisme humain et les exceptionnalismes des espèces animales entre elles.
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