J’adore José Bové. Et c’est peu de chose de le dire. Je l’aime d’un amour fou et passionné. Quelle femme, d’ailleurs, pourrait résister à cet être d’exception, dont la virilité s’exacerbe dans le geste auguste du faucheur et des bacchantes pleines de promesses ? Excusez du peu : nous autres Allemands sommes, pour ainsi dire, devenus spécialistes en matière de moustaches. Certes, au cours de la pénible deutsche Vergangenheit, il nous est arrivé de croire en l’innocuité de certaines touffes. Mais aujourd’hui – on ne nous y reprendra plus[1. Angela Merkel se rase trois fois par jour.] –, nous savons reconnaître les qualités morales d’un homme à sa pilosité subnasale. Dans le panthéon capillaire, José Bové ne dépareillerait pas à côté d’un Nietzsche, d’un Sloterdijk et même d’un Albert Schweitzer. Le poil ne ment pas : Bové n’est pas simplement un grand esprit, c’est un bienfaiteur du genre humain.
Pour les Français, il est encore bien plus que cela. Avec José Bové, sa résistance aux grandes puissances mondiales, son courage et son capital pileux, c’est Vercingétorix qui fait son come back dans la glorieuse histoire nationale. Un Vercingétorix qui aurait viré tocard, mais un Vercingétorix quand même. Ainsi la France tout entière devrait-elle être occupée aujourd’hui à célébrer les vertus rédemptrices de José Bové, à lui élever des statues et des autels votifs. Les têtes chenues devraient s’incliner sur son passage. Les enfants des écoles devraient réciter de petits compliments, maladroitement écrits mais d’une sincérité poignante, pour chanter humblement la gloire du grand homme. Au jour de la Saint José, on irait en famille faucher des champs à perte de vue, la Beauce et la Brie, les Champs-Elysées et les champs d’honneur. Il n’en est rien. L’ingratitude est maîtresse de France. On vient de conduire José Bové devant un tribunal.
Pire encore, du haut d’une estrade qui le place au-dessus du commun des mortels[2. Dans les tribunaux français, une erreur de menuiserie a placé le parquet plus haut que le siège.], un procureur de la République a requis huit mois de prison ferme et la privation des droits civiques à l’encontre de la Vénus de Millau. Depuis le procès de Jeanne d’Arc, aucun magistrat français n’avait prononcé de réquisitoire aussi sévère : « Il est temps pour José Bové, a déclaré le procureur de la République de Bordeaux, de mettre fin à des agissements compulsifs qui résultent d’un Œdipe mal négocié. »
Face à une telle diatribe, qui vous ferait passer Cicéron pour un dyslexique et Laure Manaudou pour une hystérique, l’élan du cœur et la passion débordante que je porte à l’homme aux moustaches m’obligent à prendre sa défense et à plaider sa cause devant le tribunal :
Monsieur le Président,
De toutes les vertus intangibles qui, dans une cour, devraient nous inspirer et guider chacun vers l’unique but que nous poursuivons – la recherche de la vérité –, la mansuétude est la sœur préférée de la justice. Or, au cours des réquisitions que nous venons d’entendre, Monsieur le Procureur n’a fait preuve ni de l’une ni de l’autre. Cela lui aurait pourtant permis de retenir au moins une circonstance atténuante : il est si banal d’être fauché aujourd’hui en France que nul être censé ne pourrait y trouver matière à procès.
De deux choses l’une. Soit j’ai mal lu Freud, soit le ministère public a étudié l’œuvre du bon docteur Sigmund dans les pages « psychologie » de la Gazette du Palais, mais cela m’étonnerait que huit mois de prison ferme puissent soigner un complexe d’Œdipe – sauf à penser que la figure maternelle soit représentée par le codétenu qui s’active derrière vous à l’heure où les pas lourds des gardiens martèlent d’un bruit sonore le corridor. C’est le drame du système carcéral français : il n’y a pas suffisamment de psychanalystes en prison et il faudra bien qu’un jour la France se résolve à en enfermer quelques-uns.
Cela dit, on ne crèvera pas les yeux de Monsieur le Procureur pour autant. Il doit déjà maîtriser le Code civil, le Code pénal et le Code de la route, on ne lui demandera pas de potasser le corpus freudien. Oui, comme il le dit, avec un humour qui est propre à sa profession et qui fait bien rire la défense depuis l’abolition de la peine capitale, José Bové n’a pas réglé tous ses problèmes avec son paternel, Joseph-Marie, ancien directeur de l’Institut national de recherches agronomiques – Institut sous la tutelle duquel se pratiquent aujourd’hui les expérimentations OGM à ciel ouvert.
Tout petit déjà, quand sa mère apportait à table un plat de brocolis ou de salsifis, qu’il supposait être génétiquement modifiés par son agronome de père, le petit José s’empressait de démonter la table en formica de la cuisine, les chaises, la gazinière, les placards et le frigo. Ses parents ne l’auraient pas retenu qu’on aurait vu le pauvre enfant démonter les pneus et même la mer. Pauvre famille Bové qui devait acheter de nouveaux meubles chaque semaine et qu’on retrouvait fauchée chaque 15 du mois. Privé en de telles circonstances d’argent de poche, le jeune Bové souffrait à un point tel qu’il était déjà obligé de faucher tout ce qui passait à sa portée. Cela a commencé innocemment par deux ou trois carambars chez la boulangère de Talence, une bicyclette un jour d’été à Lacanau et même son prénom, Joseph, que, faute de moyen, il raccourcit en José.
Selon l’interprétation psychanalytique de Monsieur le Procureur, lorsque José Bové fauche aujourd’hui du maïs, ce sont les roubignoles à papa qu’il coupe. Quand une vingtaine de faucheurs se retrouvent avec lui au petit matin au milieu d’un champ, non sans avoir au préalable prévenu ces messieurs de la Presse, ce n’est donc pas d’une action anti-OGM qu’il s’agit, c’est une partouze psychanalytique. Cela requalifie le délit de destruction de propriété privée en atteinte aux bonnes mœurs. Mieux encore, cela place mon client parmi les plus grands pervers de l’histoire judiciaire récente : jamais on n’aura vu un homme couper autant de couilles à la fois, ni en casser avec une telle intensité.
Ce n’est donc pas en prison que l’on doit enfermer José Bové, mais chez les frapadingues. C’est la raison pour laquelle, Monsieur le Président, j’ai l’honneur de demander au tribunal que José Bové bénéficie du droit d’asile.
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