Accueil Édition Abonné Avril 2017 « La droite méprise le combat idéologique »

« La droite méprise le combat idéologique »


« La droite méprise le combat idéologique »
François Bousquet, écrivain, éditeur et journaliste
Rédacteur en chef adjoint d’Éléments, François Bousquet vient de publier « La Droite buissonnière » aux éditions du Rocher. Crédit photo : Hannah Assouline

Propos recueillis par Daoud Boughezala

Causeur. Dès les premières pages de La Droite buissonnière, vous attaquez durement Ariane Chemin et Vanessa Schneider, les journalistes du Monde biographes de Patrick Buisson. Pourquoi ?

François Bousquet. Je leur reproche d’avoir présenté leur livre Le Mauvais Génie (Fayard, 2015) comme une enquête journalistique alors que c’est un réquisitoire à charge qui omet d’administrer la preuve et empile les erreurs factuelles. Chemin et Schneider font à Buisson un double procès, en sorcellerie et en escroquerie, puisqu’elles l’accusent non seulement d’appartenir aux droites extrêmes, mais en plus de se montrer déloyal et cupide. Autrement dit, la délégitimation politique doit se redoubler d’une disqualification morale. La boucle est ainsi bouclée, et Buisson renvoyé à son assignation première : le quartier des lépreux.

La lèpre buissonnière s’appelle idéologie. Du Monde à NKM, beaucoup font de Buisson un maurrassien impénitent rêvant secrètement de renverser la République. Qu’en est-il réellement ?

Dans l’éducation politique de Buisson, Maurras n’a joué un rôle déterminant qu’à travers son père, Georges Buisson, qui était camelot du roi. Mais d’un point de vue idéologique, il a été beaucoup plus influencé par la lecture de Barrès, les grands auteurs chrétiens, Bloy, Péguy, Bernanos, et l’école du catholicisme social. Au XIXe siècle, cette école a nourri, parallèlement au socialisme, une critique féconde et prémonitoire des sociétés libérales naissantes qui érodent le lien social. Le référent initial, si on veut, c’est le légitimisme, mais Buisson va rapidement l’ouvrir à des horizons intellectuels nouveaux, sans jamais se laisser enfermer dans le piège d’un ultracisme suranné. Malgré sa nostalgie pour le monde ancien, il ne compte pas le ressusciter et laisse le mythe du retour du roi à Tolkien. Il ne veut pas se venger de « la gueuse », mais venger les gueux !

Vaste programme ! En termes de projet politique, qu’est-ce que cela signifie ?

La ligne Buisson est un dispositif à deux coups : politique et métapolitique. Le second point est le plus intéressant. Buisson a emprunté la notion de gramscisme de droite à Alain de Benoist et à la Nouvelle Droite, qui l’ont théorisée à la fin des années 1970 : la bataille pour l’hégémonie culturelle comme prélude aux victoires politiques. La guerre des mots et des symboles, les grands mythes mobilisateurs, etc.

Et sur un plan plus politique, voire électoral, que cherche-t-il ?

Buisson a voulu reproduire avec Sarkozy ce que de Gaulle avait fait en 1947, avec le RPF, et en 1958 avec la Ve : désenclaver la droite conservatrice. Cette droite est trop marginale, elle peut gagner une primaire, pas une présidentielle. Il s’agit donc de lui adjoindre les catégories populaires afin de fusionner les électorats conservateurs et populistes, quitte à occulter la question sociale, le grand impensé de la ligne Buisson. Nonobstant ce point, Buisson a saisi l’opportunité du sarkozysme sans nourrir d’illusions sur le personnage. Une fois élu grâce au logiciel Buisson, Sarkozy l’a du reste aussitôt désinstallé pour revenir au « cercle de la raison » : Alain Minc à Bercy, Kouchner au Quai d’Orsay, Frédéric Mitterrand rue de Valois, Bernard-Henry Lévy en Libye… De ce point de vue, la ligne Buisson est un échec, et le bilan désenchanté que dresse La Cause du peuple l’atteste. Je suis quant à moi moins sévère, l’essentiel étant d’avoir contribué à lever les tabous qui tétanisaient les droites et à battre en brèche l’avantage moral de la gauche.

Quels tabous ?

L’identité nationale, le refus du front républicain, qui s’est[access capability= »lire_inedits »] traduit par le « ni-ni » entre un candidat PS et FN au second tour des élections partielles sous le quinquennat Sarkozy, pour ne citer que deux exemples.

Malgré ces deux victoires symboliques, son alliance avec Sarkozy tenait de l’alliance de la carpe et du lapin. Comment « Sarko l’Américain » est-il tombé sous le charme de l’austère réac Buisson ?

Il s’est produit un alignement des planètes, du « non » au TCE, en 2005, au Brexit. Le centre de gravité de la demande électorale s’est déplacé à droite, identité, souveraineté, sécurité. Sarkozy s’en est avisé très tôt sous l’influence de son conseiller et a ajusté l’offre politique à la demande du corps électoral. Rien ne le prédisposait idéologiquement à faire ce choix si l’on veut bien admettre qu’il ne se situe pas tant à droite qu’à l’ouest, au sens où Guy Mollet disait des communistes qu’ils n’étaient pas à gauche mais à l’est. Il l’a fait néanmoins, par tempérament et par calcul. C’est sa force, il a plus d’audace que ses rivaux. Assez vierge politiquement, dépourvu de surmoi politique, il s’est prêté aux transgressions buissonnières et abandonné à une parole étonnamment désinhibée.

Comme le prouve son pas de deux avec Sarkozy, Buisson fantasme toujours l’union des droites…

Il n’y a plus d’union des droites dans l’esprit de Buisson. C’est dans les années 1980, quand il dirigeait Minute, qu’il se faisait le chantre d’une union RPR-UDF-Front national. À l’époque, il côtoyait des gens comme Villiers, Séguin ou Mégret et conseillait aussi bien Jean-Claude Gaudin que Jean-Marie Le Pen… Aujourd’hui, alors que leurs électorats se révèlent de plus en plus perméables, la rivalité entre les appareils LR et FN est à son comble. Dès lors, la question qui se pose est celle de l’attractivité électorale, pas de l’union des droites. Depuis plus de vingt-cinq ans, Buisson est convaincu que le Front national ne peut pas gagner la présidentielle. Même si la stratégie mariniste de dédiabolisation a fait gagner cinq à dix points au FN, cette vérité reste d’actualité. Sans stratégie d’alliance, pas d’espérance de conquête du pouvoir. Or ni les LR ni le FN ne veulent d’alliance.

C’est tout le paradoxe de l’époque : là où Jean-Marie Le Pen concurrençait le RPR et l’UDF sur la droite, Marine Le Pen et Florian Philippot se sont engagés dans une stratégie « ni droite ni gauche ». Son virage transcourants pourrait-il conduire le FN à l’Élysée ?

Tactiquement, le FN a tout intérêt à dire qu’il n’est ni de droite ni de gauche, d’abord pour se libérer de la prison mentale et du piège rhétorique qu’est l’extrême droite. Mais, de Guaino à Dupont-Aignan, les personnalités qu’il invite à le rejoindre sont… des gens de droite. À certains égards, le Front national a remplacé le RPR. Dans son dernier livre, Le Moment populiste, Alain de Benoist révoque en effet le clivage horizontal droite-gauche à la lumière de la poussée populiste. Le clivage, désormais, est vertical, les élites, en haut, contre le peuple, en bas. Il y a du vrai. C’est néanmoins oublier que, du boulangisme au lepénisme, en passant par le poujadisme, les droites radicales ont toujours recyclé des thèmes que les gauches radicales n’ont pas su porter – notamment la question de l’égalité. C’est ce que Marc Crapez a démontré de manière plus que convaincante dans La Gauche réactionnaire (Berg International, 1996). De fait, Marine Le Pen mène une campagne populiste, mais est-ce suffisant ? Pour gagner, il faut réussir la synthèse buissonnière : fusionner les électorats conservateur et populaire.

Justement, alors que dans les années 1980 des pontes comme Jules Monnerot, Julien Freund et Gustave Thibon gravitaient plus ou moins dans l’orbite du Front national, on aurait peine à trouver un seul intellectuel s’y risquant aujourd’hui …

Depuis, la glaciation mitterrandienne est passée par là. Fondamentalement, la droite française peine à comprendre la nécessité du combat culturel. Le divorce entre la Nouvelle Droite et Le Figaro magazine au début des années 1980 en témoigne. La droite conçoit généralement le combat des idées comme un luxe surnuméraire qui relève en dernière analyse du « jus de crâne ». Jusqu’à il y a peu (les polémiques autour des « néo-réacs »), la possibilité d’être un intellectuel de droite relevait de la gageure.

Un autre facteur pèse dans la balance : le surmoi de gauche de la classe intellectuelle, qui condamne les pensées dissidentes au silence ou à la marginalité…

La gauche est devenue la gardienne intransigeante d’un ordre moral d’autant plus intraitable qu’il ne repose plus sur aucune production intellectuelle significative. Comme l’Église en son temps, la gauche pallie son déclin historique par la multiplication d’interdits aussi envahissants qu’intimidants, à telle enseigne que des intellectuels dits de gauche, je pense à Marcel Gauchet ou Jacques Julliard, aujourd’hui en dissidence, n’en continuent pas moins de se présenter comme des hommes de gauche. Quant à Régis Debray, qui avait tout pour être notre Barrès – la langue, l’ampleur du mémorialiste, la profondeur de champ, le recul de l’historien –, il a préféré n’être et demeurer que Régis Debray. Comme disait Bernanos, il faudrait des reins pour pousser tout cela !

En quoi ces qualités humaines, fort appréciables au demeurant, contribuent-elles au combat culturel ?

« Ideas matter », disent les Américains. Les idées comptent. La droite française serait bien inspirée de s’intéresser à ce qui s’est fait outre-Atlantique il y a un demi-siècle, en amont de la révolution conservatrice reaganienne. Je ne suis pas reaganien, loin de là, mais l’offensive culturelle des Républicains force le respect. Après la défaite de leur candidat en 1964, Barry Goldwater, les Républicains ont pris la mesure de leur défaite idéologique. Ils ont alors mis en place, via un réseau de médias et de think tanks, via la publication d’études et de rapports, les outils d’une reconquête du pouvoir… jusqu’à dicter l’agenda politique des États-Unis pour un demi-siècle ! Trump n’en est jamais qu’un des avatars.

Dans l’Hexagone, si le camp progressiste a perdu le monopole des idées, la prétendue droitisation du champ intellectuel ne se traduit pas dans les médias. France Inter reste le pré carré de la gauche morale, France Télévisions boycotte Zemmour et les chaînes privées se pâment devant le phénomène Macron…

La gauche conserve une rente de monopole dans les champs médiatique, culturel et universitaire, où elle est institutionnellement hégémonique. Dans le service public, il n’y a pratiquement aucun espace laissé à la droite : il a été privatisé par la gauche. La droite a donc investi les médias alternatifs sur le net et réinvesti la presse d’opinion, libérale ou conservatrice. Je ne sais si Causeur s’y retrouve, mais du Figaro Vox au Postillon du Point, en passant par L’incorrect de Valeurs actuelles, c’est le retour en force du débat d’idées et d’une presse engagée.

Causeur est un journal d’opinions, au pluriel. Toutes les idées comptent, pourvu qu’elles soient argumentées. Je suis plus pessimiste que vous sur l’avenir de la presse d’opinion. Il y a quelques années, j’avais été attristé par la disparition du Choc du mois que vous dirigiez. J’appréciais la qualité des articles et la diversité des opinions qui y cohabitaient avec un noyau national-populiste. Comment expliquez-vous ce naufrage ?

J’étais un jeune journaliste, sans guère d’expérience, lorsque je me suis retrouvé directeur de la rédaction de la seconde formule du Choc du mois, réapparu en kiosque après plusieurs années d’interruption. Notre première erreur a été de croire que la mode du vintage fonctionnait aussi pour le journalisme ! Mais dans les faits, le magazine ressemblait assez peu à sa première version, ne serait-ce que parce qu’y faisaient défaut de grandes plumes reconnues comme Limonov. Le Choc avait fait son temps. Notre seconde erreur a été d’avoir fait le choix d’un journal transversal à une époque qui ne supportait pas la transversalité en politique. Plutôt que de donner des coups de coude à droite et cultiver l’entre-soi, nous voulions nous aventurer sur des terres devenues inconnues pour les droites, comme l’écologie ou les sciences humaines.

Si je ne m’abuse, Éléments tente aujourd’hui ce grand écart. Sans renoncer à son ADN localiste et identitaire, votre magazine dispute à la gauche des thèmes comme la critique du libéralisme, la décroissance ou la postmodernité, et convie des intellectuels comme Onfray, Julliard ou Gauchet…

On le doit beaucoup à l’autorité intellectuelle, pour ne pas dire l’aura, d’Alain de Benoist. Lui est clairement au-delà de la droite et de la gauche. Éléments aussi. En tout cas, on réunit désormais des sensibilités et de droite et de gauche, en sympathie les unes avec les autres. Cela me rappelle le rôle que jouaient au xxe siècle des revues, des journaux ou des maisons d’édition comme L’Action française, Esprit, les éditions de Minuit ou La Table Ronde.[/access]

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Avril 2017 - #45

Article extrait du Magazine Causeur




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