Accueil Édition Abonné Avril 2019 Boulgakov: Dieu, Staline, Le Maître et Marguerite

Boulgakov: Dieu, Staline, Le Maître et Marguerite

Le Maître et Marguerite est l'un des grands romans de ce siècle


Boulgakov: Dieu, Staline, Le Maître et Marguerite
Mikhaïl Boulgakov en 1928. ©Lebrecht/Leemage

Le Maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov (1891-1940) est l’un des grands romans de ce siècle. Sa parution dans une nouvelle traduction est l’occasion de redécouvrir ce texte total où le fantastique et le picaresque interrogent le mail et le totalitarisme à l’ombre du Kremlin.


Pour prendre la mesure de ce chef-d’œuvre total qu’est Le Maître et Marguerite, un de ces romans-monde comme Ulysse de Joyce, La Recherche de Proust, le Gargantua de Rabelais ou le Quichotte de Cervantès, il faut imaginer son auteur, Mikhaïl Boulgakov, dans le Moscou des années 1930, au plus fort du règne de Staline. Prenons 1933, par exemple. Depuis le 12 janvier, une purge sans précédent a été déclenchée. Boulgakov envoie une lettre à son frère pour dire qu’il va renoncer à l’écriture pour une période indéterminée, que c’est devenu trop dangereux. Il ne dit pas la vérité. Un écrivain écrit toujours, mais au moins, si on ouvre son courrier, on ne le suspectera pas de préparer un de ces textes à double sens dont il a le secret, comme Les Œufs fatidiques, qui agacent en haut lieu. Boulgakov a aussi refusé de refondre La Vie de monsieur de Molière, comme lui demandait l’éditeur, et le roman ne sort pas. Il voit un des contrats signés avec le théâtre de Leningrad annulé et deux de ses confrères, écrivains satiriques comme lui, arrêtés. Sa femme commence à tenir un journal. Il trouve ça imprudent. Bref, ça ne va pas fort.

Et pourtant, en 1933, isolé, il continue à faire la seule chose que sait faire un écrivain : il écrit. Il écrit encore, il écrit toujours, même s’il brûle des pages du Maître et Marguerite, dans un instant de panique. Ce n’est pas si grave, le roman est en lui depuis longtemps, au moins 1928. Il ira au bout, de toute façon. Déjà, il s’y remet. La conclusion du diable, dans Le Maître et Marguerite est d’ailleurs sans appel : « Les manuscrits ne brûlent pas. »

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Connu essentiellement comme auteur de théâtre, Boulgakov est dans le collimateur du régime, ce qui équivaut, à l’époque, à une manière d’attente dans un couloir de la mort. Ses pires ennemis, comme souvent, sont ses pairs. La jalousie littéraire peut se transformer assez vite en délation. Dans Le Maître et Marguerite, Boulgakov ne les épargne pas, ces médiocres stipendiés qui occupent des sinécures dans les unions et autres associations, qui sont davantage des organismes de censure que d’aimables cénacles. Il se venge, notamment au travers du personnage de Berlioz, « rédacteur en chef d’une revue littéraire épaisse et président d’une de ces associations de gens de lettres les plus importantes de Moscou, dénommée en abrégé le Massolit » : Berlioz aura la tête tranchée dans un accident de tramway. Pourtant, dans le jardin des Étangs du Patriarche, le diable l’avait prévenu. À moins que ce ne soit l’écrivain. Allez savoir, ces deux-là ont tendance à se confondre.

Pour Boulgakov, écrire, c’est encore vivre, c’est encore rire. Ne jamais sous-estimer le rire des écrivains, même dans l’épouvante, surtout dans l’épouvante. Les grands auteurs sont de grands comiques et toutes les admirations littéraires de Boulgakov sont des écrivains au rire salvateur et subversif : il aime le rire de Rabelais, de Molière, de Gogol, de Dickens, de Mark Twain.

Il saura ainsi dans Le Maître et Marguerite mélanger les téléphones et les aérodromes aux balais des sorcières et aux chats qui boivent de la vodka – et qu’on dirait sortis tout droit d’un livre de Lewis Carroll. Sans compter sa manière désinvolte de localiser l’enfer, mais un enfer grand-guignolesque, dans le ciel de Moscou.

Quand les bureaucrates des associations d’écrivains ou la police politique demandent à cette époque à Boulgakov ce qu’il écrit, il ne répond pas, comme Gide : « J’écris Paludes. » Il ne répond rien, il se tait. Il ne dit pas : « J’écris Le Maître et Marguerite. » Il ne dit pas : « J’ai commencé ce gros roman sur le diable en 1928, je vais y mettre tout, l’irruption du mal, le temps, la folie, la création, l’amour, la Russie, la dictature, la rédemption, une relecture insolente des textes évangéliques et, croyez-moi, vous allez rire, et vous allez pleurer, et vous allez vous émouvoir. »

On a tendance à survaloriser, dans l’histoire littéraire, l’écrivain rare. Un Mallarmé hier, ou un Pascal Quignard aujourd’hui. C’est sans doute qu’on a oublié que ce genre de posture est un luxe pour époque apaisée ou classes privilégiées. Les écrivains qui sont menacés de l’extérieur, par une guerre ou un système totalitaire, ou bien de l’intérieur, par une santé précaire et un corps défaillant ne peuvent pas s’offrir les plaisirs raffinés de la page blanche ou de la rétention précieuse du bibelot d’inanité sonore. Ils se savent fragiles et sont hantés par l’angoisse de ne pas pouvoir dire tout ce qu’ils avaient à dire. Proust se livre ainsi à une course de vitesse pour retrouver le Temps avant que l’asthme, au sens littéral, ne lui coupe le souffle. Boulgakov, lui, est cet homme qui s’attend à être arrêté d’un moment à l’autre ou à être démasqué, comme un personnage de Kafka. On pourrait dire de Boulgakov qu’il est un personnage de Kafka dans le monde prévu par Kafka, mais que Kafka n’a pas eu le temps de voir.

Boulgakov écrit Le Maître et Marguerite en clandestin, évidemment, ce qui donne à cet ample roman quelque chose de nocturne et d’affolé, tel un compte à rebours qui est aussi celui d’une enquête policière foutraque cherchant à savoir pourquoi la ville sombre dans la démence. Pilate condamnera-t-il à mort le Christ ? Marguerite retrouvera-t-elle le Maître ? Woland fera-t-il advenir le règne de Satan alors que Staline se charge déjà très bien de le faire ?

Il est aussi, comme tous les romans écrits sous des dictatures, un roman qui a su transformer la contrainte en jouissance. On pourrait penser, quand on lit Le Maître et Marguerite, pourtant tellement russe, à ces romanciers latino-américains qui, de Cortázar à Vargas Llosa en passant par Miguel Angel Asturias ou Augusto Roa Bastos, ont redoublé d’inventivité langagière et formelle pour passer entre les mailles du filet, créant au passage un genre à part entière qu’on appelle le « roman du dictateur ».

Boulgakov ne finira Le Maître et Marguerite qu’à la fin de sa vie, en 1940, en dictant les dernières phrases à son épouse, à cause de sa cécité. Boulgakov écrit comme le Winston de 1984, qui profite d’un angle mort dans son appartement pour tenir son journal intime sans être vu de Big Brother. Dans le cas de Boulgakov, le rôle de Big Brother pourrait bien être tenu par Satan. Ou par Dieu. Ou par Staline. On ne sait plus. Encore une fois, on ruse.

Cette incertitude qui prend ici des allures de farce est aussi angoissante que drôle. Si Orwell évite la métaphysique quand il parle du totalitarisme, Boulgakov, lui, la prend à bras le corps. C’est son côté slave. Enchanteur paradoxal qui sait varier ses métamorphoses, y compris en prenant les allures banales d’un promeneur dans un jardin public, le démon est un personnage familier de la littérature russe, de Gogol à Dostoïevski. Sans doute parce qu’il est aussi l’écrivain.

Le raisonnement de Boulgakov est imparable. La question du totalitarisme renvoie toujours à celle du mal. Le mal à celle du diable et le diable à celle de Dieu qui permet tout ça, on se demande bien pourquoi. À moins que Dieu ait un sens de l’humour bien particulier, comme Staline qui téléphone en personne à Boulgakov un jour de 1930 pour lui dire qu’il ne songe pas à partir à l’étranger, qu’on pourrait mal le prendre…

Boulgakov sursaute au moindre coup de téléphone et son cœur s’accélère quand on frappe à sa porte. Comme les personnages du Maître et Marguerite, qui voient se superposer à une réalité trop ordonnée un monde parallèle qui est peut-être l’enfer, peut-être une porte de sortie.

Regardez Marguerite : elle est amoureuse et désespérée, elle accepte la proposition de Woland et devient sorcière pour retrouver celui qu’elle aime. Elle fait le pari de la porte de sortie. Comme Faust, qui accepte de redevenir jeune et de changer de corps. Mais pour Faust, ce sera pour son malheur. Alors comment savoir ? Boulgakov n’a pas de réponse. Sinon, il serait philosophe comme Kant. Dans une scène hilarante, le diable raconte qu’il a rencontré Kant qui lui a donné des preuves de l’existence de Dieu et l’ignare Berlioz de vouloir déporter Kant aux îles Solovki pour crime contre l’athéisme.

De corps, on en change souvent dans Le Maître et Marguerite. On oublie trop souvent, sauf le diable, qu’un écrivain, c’est d’abord un corps, et pas un pur esprit. Boulgakov, né en 1891, était médecin comme son contemporain Louis-Ferdinand Céline, né en 1894. Tous les deux en savaient quelque chose, du corps. Le corps jouit, souffre, exulte et il faut l’apprivoiser pour écrire, voire pour inventer son écriture en fonction de ses faiblesses : la vue pour Boulgakov qui finira aveugle, l’ouïe pour Céline, blessé en 1914. Voyage au bout de la nuit est ainsi travaillé par le vertige permanent d’un Céline ancien combattant, souffrant d’acouphènes qui déséquilibrent sa phrase, la hachent, comme si la réception était mauvaise, de sorte que les mots semblent entrecoupés par le grésillement des points de suspension.

Significativement, Le Maître et Marguerite commence par une hallucination visuelle : « À cet instant l’air torride s’épaissit devant ses yeux, et cette matière gazeuse donna corps à un citoyen d’un aspect fort étrange. » C’est la première d’une longue série. Le grand écrivain surcompense son handicap de départ, le transforme en avantage décisif, judoka de son corps et de son temps.

Voyage au bout de la nuit est un roman sur le bruit, les cris, les explosions, les coups de feu, les éructations, un silence impossible et pourtant désespérément souhaité. Le Maître et Marguerite est un roman de la vue, de la couleur, des contrastes violents, des hallucinations précises, des cauchemars qui se matérialisent, des chevelures de femmes qui s’estompent. Qu’il se passe dans la Jérusalem où l’on s’apprête à sacrifier le Christ ou dans le Moscou des purges staliniennes, il rend compte du fantastique de manière hyperréaliste : c’est d’ailleurs pour cela qu’en Russie, il est considéré comme un roman pour la jeunesse. Seul un maître de la vision, de la mise en scène (Boulgakov, rappelons-le, est d’abord un homme de théâtre) peut rendre crédible ce débarquement du démon et de ses lieutenants en costume cravate dans Moscou ; et nous faire entrer et vivre dans cette ville caniculaire placée sous une surveillance généralisée, panoptique, qui va soudain voir se multiplier les phénomènes surnaturels, inadmissibles au pays du matérialisme dialectique.

Cette puissance mystérieuse se livre à un joyeux travail du négatif qui décapite les fausses gloires, confronte des poètes à leur reflet en plus âgé, organise des orgies, des orages, des bals et des spectacles étranges dans des théâtres horrifiés. Cette espèce d’innocence heureuse dans la narration, héritée du roman picaresque, multiplie les chemins de traverse et permet l’extravagance au sens étymologique du terme – vaguer hors des sentiers battus, c’est la plus belle revanche de Boulgakov sur la fiction calibrée imposée par le régime.

Le totalitarisme a ceci de terrifiant qu’il transforme la vie des hommes en conte, c’est-à-dire en histoire menteuse. Mais il n’y a pas de fin heureuse avec beaucoup d’enfants et la mort du méchant dictateur. Ça ne disparaît jamais, même mort, un dictateur. C’est une des intuitions fondatrices de Boulgakov : on n’échappe pas au dictateur et encore moins au mal. On peut, avec de la chance, trouver des accommodements raisonnables pour survivre. C’est peut-être pour cela que Boulgakov a refusé, comme ses deux frères, d’émigrer. On dit sans trop y croire que ce refus est celui de la fidélité à sa patrie. On peut aussi penser à cette propension russe à la fatalité : advienne que pourra ! D’ailleurs, l’histoire lui donne raison : Boulgakov meurt en 1940 de maladie, pas dans un abattoir de la police politique ni un goulag lointain.

Le diable n’est pas dépourvu d’un humour monstrueux. Le Christ que Boulgakov met en scène n’est pas protégé par sa sainteté mais, osons le dire, par sa bêtise et son manque d’imagination. Et c’est ce côté « Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil » qui énerve le cruel Pilate, fin politique. À l’inverse, le psychiatre Stravinski a beau être un humaniste sincère, il vous transforme au bout du compte, par ses traitements, en zombie hébété et il le fait avec une bonne conscience qui fait bien rire du côté de l’enfer.

Si l’on peut qualifier Le Maître et Marguerite, entre autres, de fantastique, ce n’est pas seulement parce qu’il récrit le mythe de Faust à l’ombre du Kremlin, c’est parce qu’il est, comme Le Horla de Maupassant, ce lieu, ce moment où il devient impossible de croire au monde, où toutes les perspectives sont faussées comme dans les cauchemars. Où on ne peut même pas se fier à soi-même. Les personnages ne savent plus qui ils sont au juste, à force d’avoir dû emprunter des masques pour échapper à la censure, à la police, au destin. Et c’est, assez logiquement, un hôpital psychiatrique qui est un des carrefours stratégiques du roman : on y retrouve le Maître, ce grand écrivain qui a baissé les bras et brûlé son manuscrit, mais aussi le poète de la scène inaugurale, Biezdomny, et pas mal d’autres victimes des facéties sataniques.

Alors, évidemment, il reste l’amour. Celui qui unit le Maître et Marguerite purifiera tout dans une fin merveilleusement ambiguë, puisque c’est le diable qui permet ces retrouvailles romantiques et éternelles. Autant dire que c’est bien lui qui mène le bal…

Mikhaïl Boulgakov, Le Maître et Marguerite (trad. et éd. de Françoise Flamant), Folio classique, 2019.

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Avril 2019 – Causeur #67

Article extrait du Magazine Causeur




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