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Boulevard du Crépuscule

Une intelligence au scalpel accompagnée d'une précision entomologique.


Boulevard du Crépuscule
Botho Strauss, capture d'écran, YouTube, chaîne de Kalenderblatt

La Nuit avec Alice, lorsque Julia rôdait autour de la maison, roman de Botho Strauss, présente une vision de la fin de l’humanité, fin à laquelle nous sommes invités à consentir.


Pour Botho Strauss, écrivain somptueux et crépusculaire, le diagnostic est limpide : c’est la fin. L’homme a joué – et perdu. D’ailleurs, l’humanité qu’il évoque dans La Nuit avec Alice, lorsque Julia rôdait autour de la maison est une « post-humanité ». Précisons à l’intention de ceux que le genre de la « science-fiction » (dont nous sommes) rebute un peu : il n’en est pas question ici. Il s’agit d’un point de vue, d’une perspective, d’un horizon : Botho Strauss, né en 1944 et prix Georg-Büchner en 1989, voit loin, donc anticipe un peu.

On avait été très ému par un de ses derniers livres, Demeure, pénombre, mensonge (Gallimard, 1997). Déjà la tonalité générale était sombre. Déjà on éprouvait la mélancolie de Botho Strauss, cette nostalgie d’un temps pur, innocent. Quelques grincheux pouvaient, parfois à juste titre, déceler chez lui une curieuse voire fâcheuse dilection pour le macabre, une précision appliquée, presque jouissive, pour évoquer une certaine décadence. Autant de choses – on prévient ici le lecteur rétif – dont on ne raffole pas non plus.

Mais il y a chez ce grand écrivain, sans doute le plus grand dramaturge allemand contemporain, une telle intelligence à expliquer son époque – pour la condamner – mais avec bienveillance et douceur malgré tout : devant l’inéluctable, que faire d’autre sinon consentir, semble signifier Botho Strauss.

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La Nuit avec Alice n’est pas tout à fait un roman. C’est une suite de fragments chus d’un même désastre (notre époque) et qui se répondent. Fragments qui disent une époque incertaine, incapable de prolonger le roman. La discontinuité, un psittacisme envahissant, le tâtonnement, la chute constituent notre réalité. Quelques conseils émaillent la narration : « Évite le vieillissement qui ne bénéficie pas d’une liaison avec l’antique. La vie qui ne fait que s’écouler à pas feutrés est pauvre et dégoûtante ». Cassandre est aussi un moraliste.

Les paysages décrits sont ceux de la fin de notre monde, déserté, atomisé. L’homme de demain y est d’une extrême solitude. Au restaurant, en guise de musique, il trouvera des « haut-parleurs qui (diffuseront) sans interruption un brouhaha de conversations (l’atmosphère d’un restaurant étroit et surpeuplé) » et on garantira, toujours dans le même restaurant, « à chaque invité : la solitude absolue, l’isolement intangible. Interruption de tous les contacts et de toutes les relations possibles ». Le lecteur, contemporain et frère de Botho Strauss, apprendra que ce restaurant est un des rares à prospérer : c’est même le seul « dans notre région en décrépitude. Les amateurs d’isolement extrême convergeaient ici en provenance de tous les pays ». Humour, ironie triste et… prescience aiguë de Botho Strauss.

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La beauté et la solennité de sa langue sépulcrale impressionnent : nous sommes dans le domaine du sacré, d’un de profundis dont le grand prêtre est cet homme, éloigné de la foule et pourtant si fraternel. C’est un peu difficile à lire parfois – mais c’est presque un chef-d’oeuvre. Ultime échantillon ? « Dans le nouveau champ de rencontre européen, tout le monde a envers les autres une amabilité très normée, on sourit tout le temps, mais c’est un sourire stéréotypé qui dévoile des dents gâtées. Car tous sont très, très faibles. […] Mais à quoi ont-ils survécu ? A leur esprit. Ils ont survécu à l’exode de l’esprit humain et à son transfert vers une autre race, la race de l’intelligence artificielle. La volonté de disparaître qui habite notre peuple n’a pas besoin de Führer démentiel. Aucun criminel ne pourrait jamais mettre en œuvre une destruction plus durable que celles que les nantis, emballés dans l’ouate de la paix, assurent avec leurs taux de fécondité négatifs ». Cette quasi-prophétie est supposée choquer le narrateur. Elle nous a pétrifié. Par l’intelligence au scalpel et la précision entomologique dont elle témoigne.

Du même auteur, chez le même éditeur (traduit de l’allemand par Claire de Oliveira, 2006, 234p.) : Au dieu des bagatelles où, parmi les « bagatelles », on peut lire et découvrir fusées et pépites : « De même qu’il y a des recherches sur le désordre et le chaos, on devrait pouvoir fonder une science de la méprise et de l’habitude universelle de passer à côté des choses. Sonder les mystérieux imbroglios du monde concret…» Son éditeur qualifie Strauss de « plus anachronique des écrivains d’avant-garde » : il est aussi poète, donc.

La Nuit avec Alice lorsque Julia rôdait autour de la maison, de Botho Strauss, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, éd. Christian Bourgois, 2006, 176 p., 15€.

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Né à Paris en mai 1968. A collaboré ou collabore à La NRF, Esprit, Commentaire, La Quinzaine littéraire, Le Figaro littéraire, Service littéraire, etc.. A publié récemment "Bréviaire capricieux de littérature contemporaine pour lecteurs déconcertés, désorientés, désemparés" (Editions de Paris, 2018) et "Bien sûr que si !" (Editions de Paris, 2020)"

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