Brimé par l’Italie fasciste, déporté par l’Allemagne nazie, mis au ban du régime de Tito, le grand écrivain slovène Boris Pahor n’a jamais abjuré l’amour qu’il porte à sa petite nation. À 104 ans, il publie « Place Oberdan à Trieste » un recueil de nouvelles qui porte la marque de ses épreuves et de ses amours. Rencontre.
« Vive la Catalogne ! Vive la liberté ! Vive l’amour !» Boris Pahor trinque en agrémentant son thé de cacahuètes. Une habitude que l’écrivain slovène de 104 ans a prise en Libye pendant ses classes sous l’uniforme italien. D’une verdeur ahurissante, il me reçoit dans sa villa triestine à l’occasion de la sortie d’un recueil de nouvelles. Comme l’ensemble de son œuvre, Place Oberdan à Trieste (Pierre-Guillaume de Roux, 2018) s’inspire de son destin extraordinaire.
« Ma vie est un vrai roman », m’annonce-t-il d’emblée. Une vie dont le point culminant fut sa déportation au Struthof, à Dachau, Dora puis Bergen-Belsen au fil de l’avancée des Alliés. Arrêté par la Gestapo en 1944 pour son engagement intellectuel dans la résistance slovène, le jeune démocrate-chrétien tomba dans l’enfer concentrationnaire. Revenu des abysses de l’âme humaine, Pahor a raconté sa catabase dans son chef-d’œuvre Pèlerin parmi les ombres, qui en fait l’égal des grands écrivains des camps Primo Levi et Imre Kertész.
À l’oral, il manie un français admirable que colore un accent centre-européen. « Ce sont les langues qui m’ont sauvé », me glisse d’ailleurs le centenaire polyglotte. Jonglant entre sa langue maternelle, l’italien imposé à Trieste depuis l’annexion du port austro-hongrois par l’Italie (1918), le croate, le français et des bribes d’allemand, le déporté s’est lié d’amitié avec un médecin du Struthof. Ce dernier a bravé la vigilance des kapos, lui pansant indéfiniment la main pour le dispenser des travaux les plus pénibles et en faire son infirmier-traducteur.
C’est avec un réalisme glaçant que ce rescapé du pire décrit comment l’homme s’est fait nombre, cadavre puis cendres. « Les morts étaient toujours nus. Sur le pouce d’un pied, on inscrivait leur numéro », avant de les envoyer au four crématoire. Séminariste défroqué, le jeune homme découvre une société souterraine où « la camaraderie n’atteint que certaines couches de l’être humain ». Régi par l’instinct de survie, cet arrière-monde recèle une quatrième dimension inaccessible au commun des mortels. Qui échange un pain de munition contre des cigarettes soulage la faim d’un malheureux en même temps qu’il prive tel autre de sa pitance.
« Pourquoi moi ? » s’interroge tout ressuscité d’entre les morts. S’il « ressemble au blessé qui préfère qu’on lui coupe un membre plutôt que de le laisser gangrener son corps tout entier », le survivant n’en oublie pas pour autant les défunts, comme en témoigne le post-scriptum à la nouvelle Vol brisé que Boris Pahor a rédigé directement en français. L’auteur se souvient de son séjour à Dora, cette dépendance de Buchenwald où dix mille malheureux périrent pour fabriquer les missiles V2. Leur concepteur, Wernher von Braun, « qui avait utilisé sur place nos déportés comme main-d’œuvre, a été fêté, honoré et décoré » par les Américains qui l’ont recyclé dans leur programme spatial.
Tour à tour grave et guilleret, Pahor me raconte son retour à la vie. Sa résurrection porte un prénom : Arlette. Une fois libre, le miraculé Boris se fit soigner de la tuberculose au sanatorium de Villiers-sur-Marne où il connut cette ravissante infirmière. « Elle m’a pratiquement forcé à s’intéresser à elle. Je n’avais pas envie de croire en la vie quand je suis revenu des camps », assure-t-il sans rougir. À travers son double romanesque Radko Suban, la trilogie Printemps difficile, Jours obscurs, Dans le labyrinthe met en scène sa passion finalement contrariée avec la belle Arlette. Dès leur rencontre, l’idylle tenait de la comédie romantique. Déboulant dans la chambre du convalescent, Arlette enlève le fichu qui lui couvre les épaules, dévoile ainsi sa beauté et s’exclame à la vue des lectures de Boris : « Ah, des journaux de gauche ! » Sa famille gaulliste jurait un peu avec ce chrétien social venu de l’Adriatique. Un an et demi durant, Boris se rétablit, non sans d’étranges réminiscences (« Avoir en soi une telle quantité de morts est incommunicable. »), au côté de cette jeune fille insouciante qu’il aime et tourmente. Il y a du Billy Wilder dans l’épisode tragi-comique de la mort du chat. Lors d’une de leurs virées parisiennes, ayant oublié de fermer la fenêtre de leur chambre, les deux tourtereaux retrouvent le minet mort dans la cour de l’hôtel, ce qui chagrina profondément Arlette. Philosophe, Boris a cependant eu quelque mal à comprendre la douleur de ce deuil insignifiant en comparaison des monceaux de cadavres du Struthof ou de Dachau. À force d’objurgations familiales, Arlette se rangera à l’idée d’un mariage bourgeois avec un bon Français qu’elle n’aime pas tandis que Boris rentrera à Trieste au chevet de sa cadette tuberculeuse. Plus tard, il chérira son épouse Radoslava, disparue en 2009, tout en multipliant les aventures parallèles – à la façon du volage Paul Morand épris de sa femme Hélène, d’ailleurs inhumés à Trieste.
Le patriarche reprend notre conversation à l’endroit précis où nous l’avions entamée. S’il se sent solidaire des Catalans, Bretons et autres petites nations, c’est que les Slovènes, longtemps pris pour des « Croates de la montagne », ont été privés d’État jusqu’au début des années 1990. À Trieste, que l’Empire austro-hongrois constitua en port franc florissant dès 1719, les Slovènes étaient plus nombreux qu’à Ljubljana. Au point que le maire de Ljubljana Ivan Tavčar (1851-1923) déclara que si sa ville était le cœur de la Slovénie, Trieste en constituait le poumon. « Nous étions le petit peuple, boulangers, pêcheurs et cordonniers vivant à Trieste depuis plus de mille ans », concentré dans l’arrière-pays, que la majorité italienne de la ville méprisait, m’explique Pahor. Jusqu’à maintenant, il habite le Karst, ce terrain pierreux de la colline triestine qui surplombe la mer, sous les treilles de vigne et les pins.
Avec un brin de nostalgie, Boris Pahor évoque sa prime enfance. À la fin du xixe siècle, les Habsbourg avaient laissé s’épanouir presse, université, radio, littérature et théâtre slovènes. Un édifice monumental incarne ce bourgeonnement culturel : le Palais de la culture slovène (Narodni dom) édifié place Oberdan à Trieste[tooltips content= »La place Oberdan est baptisée du nom d’un déserteur de l’armée viennoise, d’origine slovène, mais acquis à la cause irrédentiste italienne jusqu’à fomenter un projet d’attentat contre l’empereur, qui lui vaudra son exécution en 1882. »]1[/tooltips]. Comme le rappelle Pahor dans sa nouvelle homonyme, en 1921, à l’âge de sept ans, il observa avec effroi les chemises noires incendier le Narodni dom. « C’était la fin du monde. Je ne m’imaginais aucun futur », livre-t-il avec émotion. Préfigurant la barbarie du siècle, ce traumatisme originel n’a jamais quitté l’esprit de Boris. Cruelle ironie de l’histoire, la Gestapo installa par la suite ses bureaux sur cette même place. En attendant son annexion pure et simple par le IIIe Reich après la capitulation italienne de septembre 1943, Trieste ploie sous le joug fasciste. « Sous Mussolini, le slovène, c’était fini. On ne pouvait pas le parler à l’école, ni même dans la rue », confirme l’ancien bizuth. Son refus obstiné de parler italien en classe lui valut quolibets et redoublements répétés à l’époque maudite où certaines façades menaçaient : « A morte i porchi de Sciavi ! »
Si bien réconcilié avec la langue de Dante qu’il a gagné ses lauriers de professeur d’italien, ce nobélisable n’a que très tardivement franchi la barrière de l’édition italienne. En Européen convaincu, il se réjouit que « Trieste ait changé d’atmosphère : les Italiens ne regardent plus les Slovènes de haut ». Sa carte d’identité le désigne « citoyen italien de nationalité slovène » cependant que sa ville natale l’a gratifié du titre de citoyen d’honneur. Ultime pied de nez aux brimades de son enfance, le voici aujourd’hui candidat aux élections régionales italiennes sur la liste slovène affiliée au Parti démocrate. Et les hommages reçus dépassent les frontières : Ljubljana a ainsi fait ériger une statue géante de Pahor que l’intéressé a inaugurée en personne l’automne dernier.
C’est pourtant de Paris qu’est partie sa renommée européenne et mondiale. Il y a une trentaine d’années, Pèlerin parmi les ombres a conquis Pierre-Guillaume de Roux, directeur littéraire des éditions de la Table ronde et désormais éditeur à part entière de Pahor. Ce récit poignant, aujourd’hui traduit en vingt-quatre langues, n’existait que dans sa version originale avant que le philosophe slovène Evgen Bavcar n’en transmette des fragments au célèbre traducteur Pierre-Emmanuel Dauzat. Installé à Paris depuis des lustres, Bavcar a découvert Pahor en préparant une rétrospective de la littérature slovène à Beaubourg. « Il était alors persona non grata en Yougoslavie parce qu’il entretenait une amitié très étroite avec l’ancien résistant démocrate chrétien Edvard Kocbek, qu’il soutenait dans sa revue Zaliv, alors que Tito l’avait fait tomber en disgrâce. C’est grâce à ma sœur qui m’a lu puis enregistré Nécropole que j’ai pu le transmettre »¸ explique-t-il dans son studio parisien. Quoiqu’ayant perdu la vue enfant après l’explosion d’une mine de guerre, Bavcar réalise de splendides photographies prises dans l’obscurité. « Je cherche la lumière dans les coins les plus sombres d’Europe. Au camp du Struthof, Boris m’a pris la main, l’a posée sur le four crématoire et m’a dit : “C’est là que j’apportais les cadavres…”. »
Boris Pahor, Place Oberdan à Trieste, traduit du slovène par Andrée Lück Gaye, Pierre-Guillaume de Roux, 2018.
N.B. : La documentariste Fabienne Issartel cherche un complément de financement pour son remarquable documentaire Boris Pahor, portrait d’un homme libre (98 minutes, autoproduction, 2014-2017).
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