Accueil Édition Abonné Décembre 2024 Boris Johnson: rencontre avec l’indomptable brexiteur

Boris Johnson: rencontre avec l’indomptable brexiteur

Grand entretien avec Boris Johnson, qui publie "Indomptable" (Stock, 2024)


Boris Johnson: rencontre avec l’indomptable brexiteur
Boris Johnson © James Veysey/Sipa

BoJo était de passage à Paris à l’occasion de la publication de ses mémoires. L’ancien Premier ministre britannique a reçu Causeur pour évoquer le Brexit, la politique migratoire de ses successeurs et l’importance de la culture classique pour notre identité européenne. Sans oublier ses relations avec Emmanuel Macron et la sagesse de la reine Elizabeth…


Boris Johnson est l’homme du Brexit. Né en 1964, il fréquente l’École européenne de Bruxelles et le lycée privé très sélect d’Eton, avant de décrocher un diplôme en lettres classiques à l’université d’Oxford. Il entame ensuite une carrière de journaliste notamment comme correspondant du Daily Telegraph à Bruxelles, où il donne libre cours à son euroscepticisme, et ensuite comme rédacteur en chef du prestigieux magazine The Spectator. En 2001, il est élu député conservateur pour la première fois, mandat dont il démissionne en 2008 pour devenir maire de Londres. Après deux mandats à ce poste, il est réélu député en 2015 et, l’année suivante, lors du référendum sur le Brexit, il est la figure de proue de la campagne victorieuse contre l’UE. Nommé ministre des Affaires étrangères par Theresa May, il démissionne en 2018 pour protester contre la politique de sortie de l’UE menée par cette dernière. Quand May démissionne en 2019, Johnson la remplace comme chef de parti et Premier ministre. Il réussit à négocier un accord avec l’UE et triomphe aux élections générales de décembre. Fin 2021 éclate le scandale du « Partygate », où il se voit accusé d’avoir toléré des rassemblements festifs à Downing Street et ailleurs en contravention des restrictions sanitaires imposées par son gouvernement pendant la pandémie. Après les démissions en cascade de ses ministres en juillet 2022, il est contraint d’annoncer sa propre démission. Un an plus tard, une commission parlementaire le condamne sévèrement pour avoir – selon elle – fait des déclarations trompeuses devant la Chambre des communes. Dénonçant une parodie de justice, il renonce à son mandat de député. Il vient de publier chez Stock Indomptable, où il livre sa vérité sur ses années au pouvoir.


Causeur. De nombreux citoyens, notamment dans les régions « laissées-pour-compte », qui ont voté pour quitter l’UE en 2016 et qui vous ont élu triomphalement en 2019, voulaient moins de mondialisation et plus de protectionnisme. Tandis que les politiques qui, comme vous, ont fait campagne pour le Brexit prônaient plus de mondialisation. N’y a-t-il donc pas une contradiction flagrante au cœur du Brexit ?

Boris Johnson. Ce dilemme a bien été soulevé au cours de la campagne elle-même. Mais que voulaient les gens au fond ? Reprendre le contrôle. C’est la promesse que nous leur avons faite, et cette promesse, nous l’avons tenue. Prenez l’exemple de l’immigration. Il y a eu beaucoup de plaintes au sujet de l’augmentation dramatique des arrivées légales sur le sol britannique en 2022. Mais ceux qui s’en plaignent oublient qu’il y a eu un effondrement total dans les chiffres en 2020-2021 à cause du Covid. D’ailleurs, après le confinement, beaucoup de Britanniques se sont retirés du marché de travail. Résultat : un manque de main-d’œuvre et une inflation salariale qui ont provoqué un vent de panique. Les employeurs réclamaient à tue-tête des travailleurs pour remplir les rayons des supermarchés, tenir les stations-service et changer les lits dans les maisons de soins et les Ehpad. Certes, en 2022, nous avons surcompensé, mais de manière contrôlée, et les décisions ont été prises par le gouvernement du Royaume-Uni dans l’intérêt du Royaume-Uni.

Jeremy Stubbs, Élisabeth Lévy et Boris Johnson, à l’hôtel Grand Powers, Paris, le 19 novembre 2024. DR.

Mais le commerce international ne représente-t-il pas une menace concurrentielle pour les ouvriers et les producteurs britanniques ?

Je suis profondément libre-échangiste. C’est par le commerce que le Royaume-Uni s’est enrichi. En 1846, le Premier ministre de l’époque, Robert Peel, a aboli les Corn Laws, les lois protectionnistes sur le commerce des céréales. Cette décision a non seulement signé l’acte de naissance du Parti conservateur moderne, elle a aussi consolidé notre conviction intellectuelle selon laquelle permettre le libre-échange selon les principes d’Adam Smith et David Ricardo, c’est enrichir toute la population. Certes, à l’heure actuelle, il se peut que nos agriculteurs s’inquiètent de la concurrence, par exemple, des producteurs de bœuf australiens. Mais quand le Royaume-Uni a adhéré à l’UE en 1973, nous avons réduit nos échanges avec notre ex-colonie – sur l’insistance des Français – de manière si brutale que des agriculteurs australiens se sont suicidés. Aujourd’hui, je pense que l’agriculture britannique peut se montrer suffisamment compétitive face aux produits importés, en termes aussi bien de qualité que de prix. Au lieu de craindre les importations, nous devrions être des champions de l’exportation. Un des grands problèmes de ces dernières années a été l’inflation des denrées alimentaires. Le libre-échange nous aide à baisser les prix, et le Brexit nous permet de mettre en œuvre une politique adaptée. Je serais même pour importer le bœuf aux hormones : les Canadiens en mangent beaucoup et ils vivent plus longtemps que les Britanniques. S’y opposer, c’est du mumbo jumbo (« raconter des sornettes »).

Au lendemain du référendum de 2016, quelle a été votre attitude en apprenant que vous aviez gagné ? Aviez-vous peur de votre propre victoire ?

La marge, 51,89 % contre 48,11 %, était « numériquement faible » selon le mot de Mitterrand après les élections législatives de 1986, mais j’étais ravi et très enthousiaste. À ma grande déception, tout a presque immédiatement tourné au cauchemar. Le Premier ministre, David Cameron, qui avait décidé ce référendum, n’avait pas de plan en cas de défaite de son camp, le « Remain », et il a démissionné du jour au lendemain. La grande question n’était donc plus celle de savoir comment réussir le Brexit, mais qui deviendrait Premier ministre ? J’ai tout de suite candidaté, mais mon ancien partenaire de « Vote Leave », Michael Gove, qui devait diriger ma campagne, a finalement décidé de se présenter lui aussi, ce qui a saboté nos deux candidatures. La troisième candidate, Andrea Leadsome, la ministre d’État à l’Énergie, s’est sabordée toute seule par une gaffe. Seule Theresa May, jusque-là ministre de l’Intérieur, restait en lice. Elle avait soutenu le « Remain », mais assez mollement, et les gens croyaient qu’elle s’avérerait peut-être Brexit-compatible. Leader par défaut, manquant de conviction, elle n’a pas su résister à la pression des négociateurs de l’UE.

Avec le recul, qu’est-ce que vous auriez fait différemment ?

J’aurais fait plus d’efforts pour rester Premier ministre en 2022. Quand on réalise une grande transformation comme le Brexit, il faut faire le service après-vente, pour ainsi dire. Il faut continuer à en montrer les avantages pour les citoyens, négocier de nouveaux accords commerciaux, profiter du fait de ne plus être assujetti aux règles de Bruxelles, comme je l’ai fait avec le lancement rapide du programme de vaccination pendant la pandémie. Rishi Sunak, malgré ses mérites, n’a jamais été un Brexiteur messianique. Devenu Premier ministre, il a cessé complètement de parler du Brexit.

Vous racontez que Donald Trump parlait, au sujet d’Emmanuel Macron, de « Lil’ Emmanuel, 90 pounds of fury » (« le petit Emmanuel , 50 kilos de nerfs »). Quelles étaient vos relations avec notre président ?

Lui qui a travaillé pour Rothschild & Cie a le profil classique d’un banquier londonien : très compétent, très charmant. Je crois qu’il adore la Grande-Bretagne et pour cette raison le Brexit l’a blessé et mis en colère. Il voulait nous punir, craignant que le Brexit soit contagieux en Europe. Je me cassais la tête pour trouver des initiatives de coopération anglo-française, mais il n’en voulait pas.

Derrière les émeutes cet été en Angleterre et en Irlande du Nord, suite aux assassinats de Southport, on sent une vraie frustration populaire. S’agit-il d’un jugement sur votre politique migratoire ?

Non, le vrai problème, c’est plutôt le sentiment qu’avaient beaucoup de citoyens de ne pas être écoutés, qu’on considère leurs inquiétudes comme vulgaires, racistes et illégitimes. Concernant l’affreuse tuerie de Southport, il s’avère maintenant que la motivation de l’accusé était plus trouble qu’on ne nous le laissait croire à l’époque [en octobre les autorités ont révélé qu’il possédait un manuel djihadiste]. La violence des émeutes était injustifiable, mais elle traduisait l’inquiétude générale au sujet de l’immigration illégale, et le Premier ministre travailliste, Keir Starmer, semblait dire aux gens qu’il s’en fichait. Il a laissé tomber mon projet d’envoyer les migrants clandestins au Rwanda.

Starmer a appelé à punir les émeutiers très sévèrement. Auriez-vous fait la même chose ?

Quand j’étais maire de Londres en 2011, on a puni les responsables des émeutes violentes qui ont eu lieu cette année-là. Mais sous Starmer la réaction des autorités paraît souvent disproportionnée. On jette en prison des grand-mères coupables d’avoir publié des messages provocateurs, mais dénués de lien direct avec les débordements. Et on libère des violeurs et des assassins pour faire de la place dans les prisons pour incarcérer les émeutiers. Aujourd’hui au Royaume-Uni, la police débarque – comme le faisait la Stasi – chez des journalistes et des citoyens ordinaires en annonçant : « Quelqu’un s’est senti offensé par l’un de vos posts sur les réseaux sociaux. Même si nous n’avez pas commis de crime, ce fait sera enregistré sur votre casier judiciaire comme un “incident de haine non criminel” ». La liberté d’expression est en jeu et les électeurs en ont marre de cette censure. Pourquoi Trump a-t-il gagné dans tous les États pivots ? Parce que les gens en ont ras le bol de la cancel culture et du wokisme.

Mais vous étiez au pouvoir précisément à l’époque des statues déboulonnées et de la montée du transgenrisme. Avez-vous fait assez pour contrer ces excès ?

En 2020, j’ai condamné très fermement les dégradations de nos monuments nationaux et la tentative de la BBC de marginaliser les chansons patriotiques lors du grand concert populaire de septembre (« The Last Night of the Proms »). Quant à la question des trans, j’avoue avoir été initialement dépassé. Le phénomène me semblait si minoritaire que je ne comprenais pas pourquoi on en faisait si grand cas. Quand j’étais jeune, il n’y avait pratiquement pas de transsexuels. Certains de mes propres enfants – ceux ayant la vingtaine – se mettaient en colère contre moi, me reprochant de ne pas « soutenir les trans ». Mais j’ai fini par comprendre qu’il y avait bien une érosion des libertés – celles des femmes biologiques qui, comme l’a expliqué si clairement J. K. Rowling, ont droit à leurs propres espaces et à être traitées différemment des hommes. J’ai donc commandé un rapport à une pédiatre, Hilary Cass, qui a conduit à la fermeture de la clinique londonienne spécialisée dans le traitement de la dysphorie de genre et prescrit la plus grande prudence dans l’usage des bloqueurs de puberté pour les jeunes. Le bon sens a fini par prévaloir.

Certains prétendent que, en avril 2022, vous vous êtes rendu à Kiev expressément pour persuader Volodymyr Zelensky de ne pas signer un accord de paix qui se négociait à ce moment-là avec la Russie et qui aurait pu épargner aux combattants des années de guerre.

Le but de ma visite était de rassurer Zelensky personnellement, de lui montrer que le soutien occidental à l’Ukraine serait réel et continu. Pour sa part, Zelensky n’allait en aucun cas conclure un accord avec Poutine à ce moment-là. Cette histoire est un pur mensonge, inventée par le Kremlin à des fins de propagande.

Aujourd’hui, vous êtes probablement le dernier dirigeant politique à être un homme de grande culture, formée aux lettres classiques. Vous sentez-vous seul ?

Si ce que vous dites est vrai, c’est triste. Qui est-ce qu’il y a d’autre ? Elon Musk parlait récemment du « piège de Thucydide » d’après le livre de Graham Allison[1] qui prétend que la guerre entre les États-Unis, la superpuissance établie, et la Chine, sa rivale qui monte, est aussi inévitable que celle entre Sparte et Athènes. Sauf que l’auteur se mélange les pinceaux : Athènes était la démocratie, comme l’Amérique, et non Sparte. Mon arrière-grand-père, qui était le ministre de l’Intérieur du dernier Sultan, était un grand champion de l’éducation classique et voulait relancer les grands textes latins et grecs en Turquie. J’espère que mes arrière-petits-enfants prolongeront la tradition. Mon ambition sera de trouver un successeur qui vengera les classiques. Comme le dit Didon dans l’épopée de Virgile : « Exoriare aliquis nostris ex ossibus ultor ! » [« Lève-toi, vengeur inconnu né de mes ossements ! » Virgile, Enéide, IV, 625]. Nous avons besoin des classiques qui constituent le fondement de notre civilisation. Les perdre serait un désastre. Sans eux, comment nous distinguer des autres ?

Comptez-vous revenir en politique un jour ?

Sa Majesté la reine Elisabeth m’a dit, au cours d’un de nos entretiens : « Il ne s’agit pas d’être populaire, il s’agit d’être utile. » J’ai déjà accompli beaucoup, je ne reviendrai que si je peux être utile.

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[1] Graham Allison, Vers la guerre : l’Amérique et la Chine dans le piège de Thucydide ?, Odile Jacob, 2019.

Décembre 2024 - Causeur #129

Retrouvez cet article dans le Magazine Causeur N°129 de Décembre 2024

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est directeur adjoint de la rédaction de Causeur.

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