Terrassant Jeremy Corbyn, le Premier ministre britannique Boris Johnson a conquis les bastions ouvriers. Son mélange d’étatisme et de libéralisme est le meilleur rempart au (vrai) populisme.
En l’an 46 avant J.-C., mettant fin à une terrible guerre civile, Jules César célèbre à Rome un quadruple triomphe au cours duquel il distribue de l’argent aux citoyens, satisfait les revendications des populares – les représentants des couches les plus pauvres de la société – et lance une grande réforme de l’administration romaine.
Au petit matin blafard du 13 décembre, contemplant les résultats des élections législatives au Royaume-Uni, je n’ai pas pu m’empêcher de penser au vainqueur de la Gaule dont les œuvres faisaient autrefois partie de l’éducation classique de tout écolier anglais, de celle du Premier ministre comme de la mienne, humble membre du Parti conservateur. Car l’élection triomphale de Boris Johnson représente non pas une victoire, mais quatre. Et les actions, déjà engagées et à venir, du Premier ministre sont étrangement analogues à celles de César.
Les conservateurs de retour aux commandes
Quelles sont ces quatre victoires ?
La première est celle, personnelle, de M. Johnson. Celui dont beaucoup de commentateurs disaient qu’il ne racontait jamais la vérité, qu’il était indigne de la confiance du peuple, qu’il ne voulait pas négocier avec l’UE, qu’il cherchait, en populiste fanatique, à renverser les traditions démocratiques de son pays, vient d’infliger un démenti cinglant à tous ses détracteurs. Il a tenu ses promesses ; il a très largement convaincu l’électorat ; il a déjà entamé une série de négociations prometteuses avec l’UE ; et il a rétabli la stabilité dans les branches législatives et exécutives qui étaient grippées depuis trop longtemps. Les auteurs de ces commentaires devraient maintenant ravaler leurs paroles. Le feront-ils ? Il est peu probable qu’ils se remettent en cause. Consolons-nous avec Monsieur de La Rochefoucauld qui formule cette triste vérité : « À mesure que la philosophie fait des progrès, la sottise redouble ses efforts pour établir l’empire des préjugés. »
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La deuxième victoire est celle, inespérée, du Parti conservateur. Alors qu’il est au pouvoir depuis maintenant neuf ans, la loi de l’alternance aurait dû mettre fin à sa domination. Obligé de guider le pays à travers les écueils de la crise financière et du séisme politique que représente le Brexit, le gouvernement tory a pris un grand nombre de ces décisions dites « courageuses » qui nuisent gravement à une courbe flatteuse dans les sondages. Arrivant en cinquième position aux élections européennes au mois de mai, le parti avait été déclaré moribond par les je-sais-tout de l’intelligentsia. Le départ et l’exclusion d’une vingtaine de ses députés à l’automne ont réconforté l’image d’un parti en pleine guerre fratricide et sur le point d’imploser. Avec désormais une marge de 80 députés, les conservateurs de Boris Johnson sont de nouveau aux commandes avec la plus large majorité depuis les beaux jours de Margaret Thatcher. On objectera qu’il s’agit d’un vote contre le leader travailliste, Jeremy Corbyn. Cependant, la défaite de son parti, qui perd 60 sièges par rapport à 2017, est plutôt d’ordre structurel. Répugnant à honorer le résultat du référendum de 2016 et promettant des investissements colossaux, peu crédibles, les travaillistes ont laissé filer vers les conservateurs un grand nombre de leurs électeurs traditionnels. Sur les 100 circonscriptions les plus « ouvrières », en 2017, les conservateurs en détenaient 13 et les travaillistes 72 ; aujourd’hui, les derniers en ont 31 et les premiers 53. Ce conservatisme « col bleu » est parfaitement conforme à la tradition du grand leader tory du xixe siècle, Benjamin Disraeli – quelqu’un que Jeremy Corbyn ne doit pas trop apprécier puisqu’il était… juif.
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Un mandat fort pour le Brexit
La troisième victoire est celle, non seulement des partisans du Brexit, mais aussi de toutes les personnes, qu’elles aient voté « Leave » ou « Remain » en 2016, qui ont la conviction qu’il faut, coûte que coûte, mettre à exécution le choix des électeurs. Faisant l’économie du mythique deuxième plébiscite préconisé par certains politiciens et intellectuels, le résultat des élections confirme sans appel la volonté majoritaire en faveur du Brexit. Certes, les indépendantistes écossais ont pu célébrer une grande victoire, raflant 48 des 59 sièges attribués à leur pays, ce qui renforce leurs appels à un autre référendum sur l’indépendance. Cependant, les sondages d’opinion en Écosse ne sont pas aussi nettement favorables à la séparation d’avec la Grande-Bretagne. Chronologiquement, le Brexit interviendra d’abord, ce qui rendra l’indépendance écossaise beaucoup plus difficile, combinant un problème de frontière encore plus complexe que l’irlandaise, et un problème de monnaie inédit, l’Écosse utilisant la livre sterling. De surcroît, au cours de 2020, les résultats de la gestion sous-performante des finances du pays par Nicola Sturgeon risquent de devenir de plus en plus apparents, tandis qu’en mars, le procès de son prédécesseur, Alex Salmond, accusé d’agressions sexuelles, n’arrangera pas les choses.
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La dernière victoire, qui vient couronner toutes les autres, est celle de la vie politique au Royaume-Uni qui, ayant été mise à l’envers par le casse-tête du Brexit, est finalement remise à l’endroit et de manière décisive. Avec un mandat on ne peut plus clair, Boris Johnson aura toute liberté pour mettre en œuvre son programme « césarien » d’investissements dans la santé, la police, les écoles et les infrastructures, et de réforme du service public. Ce programme est destiné à répondre aux besoins des couches populaires – les populares de notre époque – qui ont voté pour le Brexit et pour lui. Est-ce à dire que BoJo est un populiste, comme le prétendent les analystes à la petite semaine dont la compréhension du mot « populisme » n’est pas digne d’un étudiant de première année dans une bonne université ?
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En plus de Jeremy Corbyn, ces élections ont fait un autre grand déçu : Nigel Farage. Son Brexit Party n’a aucun siège à Westminster et sa version radicale du Brexit a été marginalisée au profit de celle, pragmatique et conciliatrice, de Boris Johnson. Celui-ci, en tant que « one nation Tory », mêlant étatisme paternaliste et libéralisme pragmatique, est surtout notre bouclier contre le populisme. Le lecteur trouvera peut-être mon parallèle entre BoJo et Jules César trop hyperbolique à son goût. Certes, il témoigne d’un enthousiasme sans doute coupable. Mais la victoire de Johnson sera plus complète et plus durable que celle de César, car – n’en déplaise à certains – elle est surtout démocratique.