En vingt-quatre ans à l’hôtel de ville, Alain Juppé a réveillé, modernisé et embelli Bordeaux. Mais la réussite de cette grande métropole n’entraîne pas le reste du département. Et crée son lot de frustrations, qui ont nourri le mouvement des Gilets jaunes, particulièrement remontés dans la région. Reportage.
Les miracles existent. Au soir du 7 mars, place Pey-Berland, Alain Juppé quitte l’hôtel de ville de Bordeaux sous les vivats après vingt-quatre ans de règne quasi ininterrompu. Jusque dans les rangs de l’opposition municipale, tous saluent l’œuvre accomplie. Même Matthieu Rouveyre, chef du groupe socialiste au conseil municipal, reconnaît « du positif : la revitalisation et l’embellissement de la ville de Bordeaux ». Noël Mamère, ancien vice-président de Bordeaux Métropole et longtemps maire de Bègles (1989-2017), admet que « Juppé a réveillé Bordeaux la belle endormie ». Derrière le poncif, cette vérité a valu trois réélections triomphales (2001, 2008, 2014) au dauphin de Jacques Chirac, récemment nommé au Conseil constitutionnel.
Bordeaux n’est pas qu’un Boboland
Cependant, le successeur de Jacques Chaban-Delmas, « duc d’Aquitaine » qui présida aux destinées de Bordeaux quarante-huit ans durant (1947-1995), laisse une ville moins sereine qu’il n’y paraît. Certes, la capitale de la Nouvelle-Aquitaine brille comme jamais auparavant : centre-ville classé par l’Unesco (2007), croissance au beau fixe tirée par l’explosion du tourisme, arrivée massive de Parisiens attirés par la qualité de vie et la liaison TGV en deux heures depuis la gare Montparnasse… Cette réussite a cependant ses revers : la gentrification tend à faire de Bordeaux une ville-monde pour cadres dynamiques aujourd’hui caricaturée en Boboland alors que 17 % de ses habitants vivent sous le seuil de pauvreté. Chaque samedi, des manifestations de gilets jaunes particulièrement virulentes rappellent aux Bordelais la fragilité de leurs périphéries, la Gironde restant l’un des départements les plus pauvres de France. Comme le confirme une note de l’IFOP, « les témoignages recueillis par la presse locale comme le profil des individus interpellés lors des différents actes confirment que les cortèges étaient très massivement composés de non-Bordelais » souvent issus du croissant de la pauvreté aquitain de la pointe du Médoc au Lot-et-Garonne.
« Le centre était noir. Bordeaux faisait penser aux villes du nord de l’Angleterre »
Hier encore ville bourgeoise éteinte, comment Bordeaux s’est-elle transformée en l’espace de vingt ans ? Ancien adjoint à l’environnement de Chaban, membre fondateur des Verts passé avec armes et bagages dans l’entourage de Juppé, l’élu métropolitain Michel Duchène se souvient : « Le centre était noir. Bordeaux faisait penser aux villes du nord de l’Angleterre, avec de très nombreux bâtiments inoccupés et commerces vacants. Les grands espaces publics étaient occupés par la voiture ». Résultat : entre 1954 et 2002, Bordeaux a perdu 80 000 habitants, les plus aisés investissant échoppes ou maisons cossues en périphérie. Pour stopper l’hémorragie, Duchène s’est inspiré d’un précédent américain : Portland. Dès la fin des années 1970, la capitale économique de l’Oregon a rompu avec l’urbanisme des Trente Glorieuses pour engager un virage écolo : requalification des quais désertés par le départ du port, ouverture des rives aux vélos et aux piétons, introduction d’un tramway. On croirait lire l’histoire récente de Bordeaux, dont l’ouverture des quais de la Garonne à la population a été une première « vélorution », comme diraient les Verts parisiens. Au plus fort des années Chaban, les quais de la Garonne ressemblaient à une autoroute urbaine, avec dix voies de circulation laissées aux voitures. Aujourd’hui, piétons, rollers, vélos et trottinettes électriques y circulent à leur guise tandis que les autos sont reléguées sur deux voies et une contre-allée. Du Delanoë avant Delanoë. En beaucoup plus ambitieux et abouti. Les friches qu’a entraînées le transfert des principales activités portuaires vers Le Verdon, à l’embouchure de la Gironde (1976) ont permis à Juppé de remettre la Garonne au centre de la vie citadine.
Hidalgo en rêve, Juppé l’a fait !
Chronologiquement, le second pilier de la politique juppéiste a été le tramway, inauguré en 2003. De l’aveu même de Duchène, ses travaux ont servi de prétexte pour piétonniser une grande partie de l’hypercentre et libérer de grandes places minérales dévolues aux terrasses de café. Symbole de cette renaissance, le « miroir d’eau » des quais et ses jets aquatiques dans lesquels les Bordelais s’ébrouent aux beaux jours. La place de la Bourse s’y reflète magnifiquement. Avec leurs immeubles XVIIIe aux façades blondes, que Juppé a fait ravaler par leurs propriétaires, ces grands-places (Bourse, Comédie, Gambetta, Pey-Berland) illuminent le triangle d’or bordelais. C’est dans ce périmètre classé par l’Unesco que Michel Duchène a institué le secteur à contrôle d’accès : 80 hectares interdits aux voitures des non-résidents, exception faite des livraisons matinales. Hidalgo en rêverait, Juppé l’a fait !
A lire aussi: Issoudun: des cols blancs aux gilets jaunes
Deux des côtés du triangle (place de la Comédie, cours de l’Intendance) étant d’ores et déjà piétonnisés, il se murmure que le troisième (allées de Tourny et cours Clemenceau) suivra d’ici dix ans pour achever la transformation de l’hypercentre en petit paradis touristique. Pendant ce temps, 1,5 million d’automobilistes entrent chaque jour dans la métropole pour y travailler. « Des populations qui auraient bien voulu rester à Bordeaux ont dû partir à cause de l’envolée des prix du foncier », déplore le socialiste Matthieu Rouveyre. À 4 500 euros le prix moyen du mètre carré (et des pics à 10 000 euros !), les spéculateurs immobiliers se frottent déjà les mains. Sans parler des propriétaires d’appartements loués sur Airbnb que la mairie surveille comme le lait sur le feu. Tandis que le montant des loyers a doublé en dix ans, « il n’y a pas de réponse politique pour essayer de freiner ce phénomène. On est à seulement 18 % de logements sociaux ! » critique Rouveyre. Pourtant, « toutes les opérations d’urbanisme prévoient plus de 50 % de logements sociaux : accession sociale à la propriété, prêts locatifs… On essaie de faire de la mixité sociale par immeuble, que les gens aient envie de vivre ensemble, mais ça n’est pas simple », objecte Michel Duchène. Dans les nouveaux écoquartiers Bacalan et Ginko, des Parisiens expatriés acquièrent des appartements à proximité de grosses poches de pauvreté. Proche de Ginko, la cité des Aubiers représente un abcès de précarité et d’immigration autour du lac prisé des bobos. « L’école entre les deux quartiers est boudée par les résidents de Ginko, qui font de l’évitement social », indique le sociologue urbain Francis Pougnet. Pas facile de décréter le vivre-ensemble…
Des autocollants « Parisien, rentre chez toi ! »
Un petit tour dans l’ancien foyer des morutiers, Bacalan, à quelques pas de la cité du Vin (dont le dessinateur Rodolphe Urbs dit qu’elle ressemble à une cirrhose !) dévoile un spectacle des plus étonnants. Le long des hangars, une centaine de grandes enseignes haut de gamme (Hugo Boss, Starbucks, Clarks…) précèdent des halles alimentaires aux prix londoniens. Aujourd’hui livrée aux promoteurs, la zone est connue de longue date comme une mosaïque de communautés maghrébines et gitanes. La loi du marché la rendra-t-elle plus mixte ou plus clivée ? Plus au centre, les Chartrons, quartier historique des négociants en vin, accueille les Parisiens les plus fortunés, peu dépaysés par ces ruelles pleines d’antiquaires et de commerces bio. Pour les esprits bohèmes, à quelques encablures de la gare Saint-Jean, les quartiers Saint-Michel et Sainte-Croix proposent des appartements ou des maisons de 60-70 m2 à moins de 1 000 euros de loyer. Des boutiques de design y voisinent avec des commerces interlopes. Le long du cours de la Marne, entre kebabs et sex-shops, les bobos du voisinage aiment s’encanailler devant un couscous ou un mafé mitonnés comme au bled. L’identité heureuse existe, certains l’ont rencontrée.
Montreuil-sur-Garonne
« Quand j’ai été élu maire en 1989, les annonces dans Sud-Ouest disaient : “Cherchons appartement ou maison dans toute l’agglomération sauf Bègles” ! », raconte Noël Mamère. Voisine de la gare Saint-Jean et du centre-ville bordelais, Bègles a longtemps souffert d’une piètre image de banlieue rouge aux cités mal famées. Malgré son tiers de logements sociaux, l’ex-fief communiste est devenu la Terre promise des Parisiens en quête d’une maison de plain-pied (échoppe) ou d’un logement meilleur marché que dans l’hypercentre. Venu de la capitale avec femme et enfants, Olivier a acquis à crédit une très grande échoppe voici quinze ans. « Une maison comme celle-ci coûtait moins de 100 000 euros. Mon seul regret est de ne pas avoir acheté plus tôt. », confie-t-il. Devant l’afflux de 4×4 et berlines dans son pâté de maisons aux rues étroites, il craint un enchérissement général des prix, à l’image de la boutique bio hors de prix qui vient d’ouvrir. On se croirait à Montreuil.
L’annonce de la ligne grande vitesse n’a pas transporté d’enthousiasme l’ensemble des Bordelais. Un jeune avocat, Vincent Poudampa, a eu un étrange déclic fin 2016. La municipalité célébrait alors la prochaine arrivée du TGV à deux heures de Paris en projetant une image de la tour Eiffel sur le miroir d’eau. « Même si Marseille était à une demi-heure de Paris, ce serait inimaginable là-bas ! Cette manière d’assumer publiquement la transformation de la ville en dénote le manque d’identité », souligne Vincent. Avec un ami urbaniste, ce natif du Béarn décide de fonder le Front de libération bordeluche contre le parisianisme. De détournements en blagues potaches sur les embouteillages incessants ou les pannes du tramway, ce groupe Facebook aux 12 000 membres délivre un message de fond. Comme on ne prête qu’aux riches, beaucoup lui ont attribué – à tort – la paternité des autocollants « Parisien, rentre chez toi ! » apparus à la Toussaint 2017. Plus subtil, Vincent se réjouit du « bad buzz » qui a peut-être précipité le départ de Juppé, mais n’accable pas ces Parisiens dont la seule concession au terroir bordelais est d’appeler les pains au chocolat chocolatines. « Nous, bobos, on est heureux dans le monde que les Parisiens ont introduit. Mais la masse de nos fans Facebook habite des pavillons à l’extérieur de Bordeaux », sourit le juriste. Là se trouve le vivier des gilets jaunes du grand Sud-Ouest, ces périurbains et ruraux qui « ont le sentiment d’être aux portes de la réussite », comme le résume Jérôme Fourquet de l’IFOP.
« La richesse de Bordeaux Métropole ne ruisselle pas à plus de 20 kilomètres »
Il serait néanmoins simpliste de blâmer la méchante métropole égoïste qui chasse ses pauvres à ses marges. « Les gens ont fui la ville idéologiquement : l’accès à la propriété individuelle et au jardin est le rêve des Trente Glorieuses », explique Vincent Poudampa. En pleine explosion démographique, tout comme la métropole toulousaine, autre foyer gilet jaune, l’agglomération bordelaise ne cesse de s’étendre. Deuxième département le plus attractif de France, la Gironde accueille 20 000 nouveaux arrivants chaque année et Bordeaux Métropole en absorbe une part croissante – 9 000 logements dont 3 000 sociaux s’y construisent chaque année ! Beaucoup de nouveaux venus pensent naïvement que la misère sera moins pénible au soleil. Dans des petites villes comme Castillon-la-Bataille, à 50 km de Bordeaux, des marchands de sommeil exploitent la détresse des ouvriers agricoles convalescents, relégués de la petite ceinture bordelaise ou Ch’tis du quart-monde. D’après le maire, 80 % des propriétaires perçoivent directement sur leur compte en banque les allocations logement de leurs locataires. Au point que l’édile doit s’improviser policier de l’urbanisme et a prévu d’octroyer des permis de louer…
La bataille de Castillon
Le Monde se veut catégorique : Castillon-la-Bataille, 3 000 habitants, est « gagnée par le racisme et la peur du déclassement ». Dans un reportage de décembre 2018 signé Sylvia Zappi, le quotidien dresse un réquisitoire contre le maire (LR) Jacques Breillat et une grande partie de ses administrés excédés par « une délinquance de bac à sable ». Collée à Saint-Émilion, cette bourgade aux airs paisibles traîne une réputation de ville pourrie. Pas seulement parce que le taux de chômage y culmine à 27 % et le nombre de bénéficiaires du RSA à 25 %. Ni en raison de sa part d’étrangers (17 %), principalement marocains, venus travailler la vigne dans les années 1970.
Classée zone de sécurité prioritaire, Castillon doit son nom à la bataille qui mit fin à la guerre de Cent Ans. Mais c’est sur un autre front que son courageux édile se bat : la tranquillité publique et la lutte contre ces petites incivilités quotidiennes qui « produisent plus de vote RN que les cambriolages ». Si Marine Le Pen a frisé les 43 % au second tour de la présidentielle malgré son naufrage durant le débat, c’est qu’une partie de la deuxième génération d’immigrés – dont 40 % pointent au Pôle Emploi – entend y faire la loi. Le soir venu, sur la place du PMU, des petits caïds tiennent le mur. Ils sifflent les passantes, organisent des combats de chiens, font venir leurs petits camarades de toute la région en quads ou BMW, la musique à fond les ballons. Contraint d’adopter un arrêté antiregroupement en juin dernier, Jacques Breillat craint qu’« un Gaulois qui n’arrive pas à dormir finisse par disjoncter et tirer » à la carabine. Alors que Le Monde lui attribue « une responsabilité dans cette ambiance délétère », le maire courage dénonce l’amalgame entre ces Franco-Marocains désœuvrés tentés par la drogue et « ceux qui se lèvent à cinq heures du matin pour travailler dans les vignes ou les chais ». À en croire le quotidien vespéral, les premiers sont frustrés, car « le city-stade promis par le maire a mis dix ans à voir le jour ». Imparable. Pourtant, ils n’habitent pas des blocs HLM sordides, mais logent chez papa-maman, au cœur de belles maisonnettes. Le spectre de la banlieue hante néanmoins Castillon : quelques jours après la sortie de l’article du Monde, trois voitures y ont été incendiées…
Non loin de là, aux portes du Périgord, Sainte-Foy-la-Grande rencontre des difficultés semblables, ce qui fait dire au responsable associatif Marc Sahraoui que « la richesse de Bordeaux Métropole ne ruisselle pas à plus de 20 kilomètres ». Ce ne sont pas les gilets jaunes du fin fond du Médoc qui diront le contraire. Depuis une quinzaine d’années, des vignobles mondialement connus cèdent à la tentation frontiste. Non que l’immigration y soit massive, mais la concurrence internationale, l’absence d’industrie et l’enclavement ont fait décrocher ces territoires abandonnés. Il faut une heure et demie pour relier Bordeaux à Lesparre (66 km) en train, et au moins autant via la route départementale continuellement embouteillée. Et dire que la gare de Lesparre-Médoc a failli fermer… « Quand on ferme une gare, ce n’est pas pour le plaisir de la fermer, mais parce qu’elle n’est plus rentable. Autrefois, les gens vivaient autour des gares. C’est fini. On a complètement éclaté le paysage en mettant des lotissements défiscalisés partout », analyse l’avocat du Front de libération bordeluche.
Médoc : la coupe est pleine
« Les Bordelais déferlent sur NOS plages et nous traitent comme des moins-que-rien, des arriérés ! Ils ont fait fortune sur l’esclavage et le commerce triangulaire. On n’a pas besoin d’eux pour vivre ! » tempête Noël, 48 ans. Cet ouvrier viticole à la barbiche donquichottesque assume la rivalité historique entre bourgeois bordelais et petit peuple médocain. Fils d’un petit propriétaire viticole, il n’a quitté sa terre de naissance que pour étudier les lettres à Bordeaux puis y défiler en gilet jaune. « Mon père, fils de républicain espagnol, ne parlait pas un mot de français à son arrivée. Il a commencé à travailler à 13 ans », puis acheté des terres qu’il a revendues il y a trente ans. En vingt ans de métier, Noël a vu les vignobles se mondialiser, via les exportations vers la Chine, les États-Unis, l’Australie et se faire racheter par des grands groupes français (Axa, LVMH) ou chinois. Son dernier patron a revendu ses vignes à un gros consortium : « C’est un monde froid et impersonnel au service des actionnaires et de leurs dividendes. Je n’ai même plus le droit de téléphoner à la comptable qui est à Libourne », soupire cet allocataire d’une pension d’invalidité pour cause de dos ruiné. Sur cette presqu’île médocaine, le Code du travail n’est qu’une litanie de vœux pieux, chaque château appliquant « un système féodal » de plus en plus précaire. Les travailleurs marocains des années 1970 sont fréquemment remplacés par des prestataires extérieurs (Est-Européens, Sahraouis…). Marié à une Algérienne, Noël vote Le Pen par souverainisme et attachement aux traditions locales « qui nous préservent de l’hégémonie d’une culture exogène et de folies comme l’islamisme ». Souvent, il se demande quel Médoc il laissera à sa fille. Depuis vingt ans, la majorité des jeunes ne veut plus se tuer à la tâche dans les vignes. « Les gens d’ici meurent à soixante ans d’un cancer des voies biliaires à cause des pesticides et des fongicides. Même après la douche, on sent le soufre. »
L’étalement urbain amènera mécaniquement la métropole bordelaise au million d’habitants (contre 750 000 aujourd’hui, dont le tiers à Bordeaux) sans que les déséquilibres du département aient été réglés. Dans le département polycentré qu’est la Gironde, Bordeaux, Libourne et Arcachon se tournent mutuellement le dos. Aujourd’hui à vingt minutes de train de Bordeaux, Libourne lui tend les bras, mais « il faut être deux pour nouer un contrat », rappelle le sociologue urbain Francis Pougnet. Bizarrement, aucune stratégie départementale ou régionale d’aménagement du territoire n’a été pensée, y compris dans le cadre du projet « Bordeaux 2050 ».
Bordeaux synthétise le malaise français
L’État a bien pris en charge l’opération d’intérêt national Euratlantique, mais ce vaste projet vise à regrouper des sièges de grandes entreprises de la rive droite bordelaise à Bègles, sans se projeter au-delà. Un temps, il fut question d’émanciper institutionnellement Bordeaux Métropole du reste de la Gironde, comme cela s’est fait à Lyon. Mais les gilets jaunes ont eu raison de ce projet que soutenait mollement Juppé.
À l’avenir, la métropole bordelaise n’a pas intérêt à tout miser sur le tourisme et la high-tech. « Si Bordeaux intra-muros est à plus de 60 % une économie de services, l’agglomération ne pourra s’épanouir en se tournant exclusivement vers Paris », prévoit l’administrateur judiciaire Aurélien Morel. Malgré la fermeture annoncée de l’usine Ford, que Chaban avait fait venir dans la métropole durant son passage à Matignon, l’agglomération conserve un fort bastion industriel : Mérignac. Autour de l’aéroport, 5 000 emplois industriels répartis entre l’armée de l’air, Dassault, Thalès et d’autres pointures concentrent la matière grise. Quoiqu’en forte croissance, Mérignac peine à réinsérer ses chômeurs, a fortiori les moins qualifiés. Espérons que le futur campus Thalès, annoncé comme une Silicon Valley française, s’adresse aussi aux derniers de cordée.
A lire aussi: Bordeaux, un vin trop riche?
À bien des égards, Bordeaux synthétise le malaise français : une importante minorité mobile, qualifiée et ouverte sur le monde éclabousse de son dynamisme la masse des perdants cantonnés à la périphérie des grands centres urbains. Conscient des limites de son action, Alain Juppé a établi un diagnostic lucide au cours de son entretien à France 3 : « La majorité des emplois reste dans la ville-centre. Il faut changer ». Comme Nantes, Lyon, Strasbourg, Montpellier ou Rennes, Bordeaux a revivifié son centre-ville au cours des années 1990-2000 sans réussir à entraîner toute une région. Faute de modèle économique et territorial apte à intégrer l’ensemble des couches sociales, la colère des gilets jaunes contre la France qui brille n’est pas près de s’éteindre. Malheur aux vainqueurs.
La grande métamorphose de Bordeaux (Bibliothèque des territoires)
Price: 15,99 €
1 used & new available from 15,99 €