L’homme, par la parole, a pris possession du monde. D’Adam nommant les plantes et les bêtes jusqu’à l’entomologiste conférant son propre nom à une nouvelle espèce, l’homme imita ce geste, extrapolant les cycles cosmiques et célébrant une dramaturgie éternelle au cours de ses différentes fêtes.
Ainsi l’homme païen, dans nos contrées, murmurait-il quelque chose au solstice d’hiver, égorgeant un taureau à Mithra au nom du soleil invaincu ou célébrant la renaissance de l’astre à la fête celtique de Yule. L’homme païen murmurait le secret de la vie triomphant au cœur de la mort. Déjà, il illuminait les arbres.
L’homme chrétien alla jusqu’à proférer clairement que le Verbe – à l’origine de ses propres murmures- était la vie. Dès lors, c’est le mystère de cette vie pure et flamboyante osant revêtir l’épaisseur nocturne de la chair qu’il fêta à cet endroit du cycle. Du plus intime de cet homme à l’au-delà du monde s’étirait ainsi la chaîne du Logos.
L’homme contemporain, lui, n’a plus que quelques slogans creux en bouche. Il respecte l’agenda comme le code de la route : en accomplissant son devoir social. Il fait la queue derrière ses semblables parmi des étalages scintillant de mille diodes électriques. Quelle ascèse harassante que son « Noël » devenu une « fête de fin d’année » pour ne pas désespérer les saintes minorités, et maintenu bien que vidé de sens, pour ne pas désespérer les marchands.
Jusque là permanait malgré tout un vague écho de sens à ces actes, un feedback de sacralité, par l’effet de dépense qu’autorisaient ces restes de rite, une dépense dégagée de l’utilitarisme, une possibilité d’offrande, une louange à l’innocence s’emparant du mystère… Mais ces traces d’un ancien mode de relation au monde ne tenaient plus que parce que la machine consumériste les laissait perdurer à l’état d’écorces.
Depuis quelque temps, la machine crisse. L’homme contemporain en est réduit à compter. Ses fêtes ne lui paraissent plus qu’une obligation sociale, un folklore qui l’humilie parce qu’il n’a même plus les moyens de l’honorer correctement. Faute de sève financière, l’écorce se trouve réduite en poudre. L’absence de sens est patente et l’homme actuel n’est désormais qu’un chiffre n’ayant plus les ressources de compter jusqu’à lui-même.
Ô hypocrite acheteur, mon semblable, mon frère, je t’ai vu, encombré de paquets, immobile, perdu dans le long roulis des escalators ! J’ai surpris tes songes secrets qui tous exhalent une fragrance d’apocalypse.
« Le retour au zéro initial » se marmonnait en toi. Ce « retour au zéro initial » porterait peut-être la surprise d’un minimum de sens : la mutation des chiffres en lettres, fût-ce au prix de la pire catastrophe… J’ai senti, mon semblable, comme elle te grisait sourdement, cette prospective de fin du monde, dusses-tu la nourrir par les plus ridicules spéculations aztèques.
Alors, mon frère, je t’ai offert ces mots de Baudelaire glissés à l’improviste dans ton sac plastique constellé. J’espère qu’ils t’ont plu, hypocrite acheteur.
« Le monde va finir », était-il écrit sur la page déchirée que tu portes maintenant avec toi, « Le monde va finir ; la seule raison pour laquelle il pourrait durer, c’est qu’il existe. Que cette raison est faible, comparée à toutes celles qui annoncent le contraire, particulièrement à celle-ci : Qu’est-ce que le monde a désormais à faire sous le ciel ? »
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