Pierre Vermeren cosigne une étude magistrale sur les Frères musulmans. Jean-Loup Bonnamy publie de son côté une critique implacable de la pensée décoloniale contemporaine. Rencontre avec ces deux normaliens pour brosser le portrait de l’islamo-gauchisme.
Voici deux normaliens hors des sentiers battus. Deux esprits libres qui n’écrivent ni pour se repentir, ni pour se victimiser, ni pour annuler un quelconque mâle hétérosexuel blanc. Chacun vient de sortir un livre stimulant. L’historien Pierre Vermeren codirige avec Sarah Ben Nefissa un ouvrage sur les partis islamistes qui, en Égypte et en Tunisie, ont accédé au pouvoir à la faveur du Printemps arabe ; une enquête de terrain menée avec une dizaine de chercheurs égyptiens, français et tunisiens. Le géopolitologue Jean-Loup Bonnamy quant à lui se penche, dans un essai plus personnel et synthétique, sur la fièvre woke telle qu’elle sévit sous nos latitudes. L’air de rien, les deux publications se font écho. Car elles racontent l’une et l’autre comment, au nord comme au sud de la Méditerranée, de nouvelles doxas destructrices – et arrivistes – ont pu s’épanouir grâce à notre naïveté.
Causeur. Premier point commun entre vos écrits : vous faites le même constat que la France est devenue une économie de type colonial…
Jean-Loup Bonnamy. À l’époque coloniale, deux modèles économiques coexistaient en France. En métropole : un modèle industriel. Dans l’empire : un modèle marchand. Comme la France n’a plus d’empire colonial, elle a reconstitué le modèle colonial-marchand… sur le sol hexagonal ! Cela s’est traduit par une liquidation de notre activité productive et son remplacement par un système consumériste, peu productif, faiblement qualitatif, typique des pays colonisés. L’immigration joue ici un rôle central : les patrons qui réclament davantage d’immigration, par exemple de livreurs UberEats à exploiter, sont comme les colons qui faisaient suer le burnous.
Pierre Vermeren. La France vit en effet à présent sous un régime mixte, avec d’une part nos fleurons du CAC 40 qui prospèrent sur les marchés étrangers, en excellant dans des métiers à haute valeur ajoutée, et d’autre part une économie domestique reposant sur la consommation de biens importés et la venue en masse d’une immigration peu qualifiée. Une économie de pauvres pour ainsi dire, en rupture avec la recette classique de la croissance occidentale, à savoir le triptyque science-production-innovation, que l’on peut encore voir à l’œuvre aux États-Unis et au Japon.
Autre point commun : dans vos livres respectifs, vous racontez tous les deux l’histoire d’un enfer pavé de bonnes intentions, prenant dans un cas la forme de l’islamisme et dans l’autre, celle du décolonialisme.
Pierre Vermeren. Il y a quand même une différence entre les deux. Contrairement aux militants intersectionnels occidentaux, les Frères musulmans ont un logiciel très ancien, datant des années 1920-1930, et ont effectué un travail idéologique, social et politique en profondeur avant de s’emparer démocratiquement du pouvoir en Égypte et en Tunisie. Ensuite, il est vrai que de nombreux intellectuels de gauche occidentaux ont applaudi cette ascension, soit par illusion, soit par mécompréhension du fait religieux, en y voyant un nouveau substitut révolutionnaire aux forces du marxisme-léninisme, voire du maoïsme. Mais, les Frères musulmans méprisent ces soutiens venus du Nord, même s’ils savent s’en servir à l’occasion. Pour eux, notre continent est de toute manière coupable d’avoir remplacé Dieu par l’État-nation et la démocratie conflictuelle.
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Jean-Loup Bonnamy. J’ajouterai que l’alliance islamo-gauchiste entre des naïfs gauchistes et des malins islamistes a toujours très mal fini pour les gauchistes. En Iran, à peine parvenus au pouvoir, les islamistes firent massacrer leurs ex-alliés de gauche.
Pierre Vermeren. En Tunisie, deux chefs de la gauche socialiste et syndicale ont été abattus devant chez eux à bout portant par des militants de l’islam politique. Il n’y a pas alors eu beaucoup de commentaires dans les milieux progressistes en France, où l’on s’est contenté de pleurer, sans se demander si les Frères musulmans n’avaient pas pour projet de continuer le travail dans l’ensemble du Maghreb et du Machrek. Les États arabes ne leur en ont pas laissé le temps, mais le chantier avait commencé.
La violence islamiste est-elle seulement endogène ? N’a-t-elle pas aussi subi une influence occidentale ?
Jean-Loup Bonnamy. Des centaines de leaders islamistes pourchassés dans leur pays se sont réfugiés en Europe, notamment en Suisse et en Grande-Bretagne, où ils ont fréquenté le gratin tiers-mondiste. Je pense notamment à Tariq Ramadan, qui est le fils d’un exilé du régime nassérien.
Pierre Vermeren. En Europe, ils ont trouvé un terreau très favorable. Si en France, les islamistes sont surveillés, parfois expulsés, les autorités sont beaucoup plus laxistes avec eux ailleurs sur le continent. En Belgique, c’est carrément open bar, car l’État est très impuissant et la classe politique paralysée. La Grande-Bretagne se montre également très faible, car elle dépend beaucoup des capitaux du Golfe, ce qui n’est pas encore le cas de la France, même si nous avons hélas déjà tissé des liaisons très dangereuses avec le Qatar.
Comment expliquez-vous que les élites bruxelloises soient carrément devenues islamo-gauchistes ?
Jean-Loup Bonnamy. Je ne parlerais pas dans leur cas d’islamo-gauchisme, mais d’islamo-centrisme, car Ursula von der Leyen est plus une centriste libérale bon teint qu’une gauchiste anticapitaliste. Il y a effectivement au sein des institutions européennes une faiblesse coupable envers les Frères musulmans. Déjà, parce que l’UE est un projet qui par définition méprise les États-nations : donc tout ce qui peut les affaiblir au nom du multiculturalisme est considéré comme bienvenu à la Commission. On a tendance à oublier en France que notre modèle d’intégration républicaine et laïque est tout à fait minoritaire sur le continent. Il est d’ailleurs piquant que nos écoles arborent des drapeaux européens à leur fronton tout en interdisant le port de l’abaya. C’est contradictoire. La plupart de nos voisins européens ne partagent pas notre modèle. Et les instances bureaucratiques de l’UE plébiscitent une vision communautariste.
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Pierre Vermeren. Je nuancerais un peu quand même. En Italie, la médiation passe encore par le catholicisme, me semble-t-il. Et en Grèce, il y a la place centrale de l’Église orthodoxe. Mais au nord de l’Europe, Jean-Loup a raison, c’est assurément une idéologie communautariste qui règne à présent. Cela résulte de l’effondrement du protestantisme.
Dans le nord de l’Europe, il faut aussi prendre en compte une autre force de déstabilisation : la Turquie, qui pèse très lourd en Belgique, mais aussi en Allemagne, en Autriche et dans l’est de la France. Or la Turquie est présidée par le chef mondial des Frères musulmans, Erdogan, qui a accueilli dans son pays tout l’état-major égyptien du mouvement, chassé du Caire en 2013. Il paraît qu’il est en train de se débarrasser d’eux et qu’il nous les envoie… Bref Erdogan est à la manœuvre. Et l’Union européenne, en retour, se laisse faire, parce qu’elle aimerait tellement ne pas être un club chrétien. Les négociations d’adhésion avec Ankara ont d’ailleurs repris cet hiver.
Comment expliquer que, contrairement à la Turquie, où Erdogan a été réélu, les Frères musulmans aient échoué dans les pays arabes ?
Pierre Vermeren. Les populations arabes voulaient plus d’État, plus d’aides sociales, plus de protection contre le chômage. Or les islamistes n’ont apporté aucune réponse à cela, au contraire ils ont accentué le chaos. Une fois arrivés au pouvoir, ils ont prorogé la corruption, en blanchissant les affairistes qui magouillaient avec Ben Ali voire Moubarak (mais le temps leur a manqué en Égypte), et même en s’associant à eux. Ils ont commencé à trafiquer avec les États du Golfe, à négocier des accords de monopole avec la Turquie. Ils ont fini par dégoûter leurs électeurs, qui les ont chassés. Mais en Turquie, l’islamisme est plus plastique, et Erdogan, plus habile, peut combiner les références aux Frères musulmans, à l’État d’Atatürk et à l’héritage ottoman. Récemment, il a encore signé un décret pour faciliter l’importation d’alcool. Et à la télévision, il y a des présentatrices progouvernementales qui ne sont pas voilées. Pour autant, sa base électorale semble rétrécir après vingt ans au pouvoir…
Mais alors faut-il désespérer des Arabes ? À tout prendre, n’est-il pas préférable qu’ils soient gouvernés par des nationalistes autocratiques, mais plus ou moins laïques, que par des islamistes ?
Pierre Vermeren. Pas forcément. Le nationalisme arabe a hélas perdu de sa noblesse. Le système a dérapé avec la mondialisation. Les nouvelles générations de leaders sont moins morales. Nasser est mort dans son modeste trois pièces, alors que Moubarak, qui lui a succédé, a accumulé une fortune personnelle de 40 milliards de dollars. En Tunisie même chose, Ben Ali était un homme d’affaires, quand Bourguiba était un homme d’État. Les populations se sont révoltées contre cela. D’ailleurs, c’est ce que leur vendaient les Frères musulmans : la lutte contre la corruption. Mais faute de résultats, ce sont des régimes autoritaires qui ont repris la main partout. Résultat, jamais les Égyptiens n’ont été aussi peu libres qu’aujourd’hui, et ils commencent à en avoir assez, surtout que le régime n’est pas capable de leur assurer le pain quotidien. Pareil en Tunisie : files d’attente, pénurie, inflation, tout cela pour avoir des journalistes et des hommes politiques en prison. On ne sait pas ce qui va en sortir. Mais en Europe, les islamo-gauchistes semblent aveugles à ces réalités : l’ancien colonisé serait vertueux en soi. Mais l’ancien colonisé en a par-dessus la tête…
Ils le voient comme un bon sauvage…
Jean-Loup Bonnamy. C’est la thèse de mon livre. On a souvent pointé, à raison, le racisme anti-Blancs des décoloniaux. Mais ce que l’on relève moins, c’est la dimension profondément méprisante, paternaliste et narcissique de leur pensée.
Pourquoi narcissique ?
Jean-Loup Bonnamy. Au XIXe siècle, lors de la colonisation, l’Occident prétendait, avec sa soi-disant mission civilisatrice, être le centre du monde pour le meilleur. Maintenant, avec la repentance, il veut inconsciemment rester le centre du monde, mais pour le pire. Il ne prête aucune attention aux crimes qui pourraient être commis par d’autres. Cela se manifeste dans le débat sur l’esclavage, où l’on parle essentiellement du commerce triangulaire, qui a été une horreur, mais en oubliant les deux autres grandes traites : la traite arabo-musulmane qui a duré douze siècles et fut encore plus cruelle, notamment avec la pratique systématique de la castration, et la traite intra-africaine où des Noirs réduisaient en esclavage d’autres Noirs.
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Pierre Vermeren. On oublie aussi qu’il y a encore aujourd’hui 50 millions d’esclaves dans le monde. Et pas à cause des Occidentaux.
Jean-Loup Bonnamy. Oui, par exemple 300 000 rien qu’au Mali. Mais ces esclaves-là n’intéressent pas les décoloniaux. Les décoloniaux ne s’intéressent à la vie des Noirs que quand ils sont tués ou réduits en esclavage par les Blancs. L’indignation sélective n’est pas un phénomène nouveau à gauche. Après-guerre, les intellectuels marxistes ne voyaient pas l’horreur du système soviétique. Mais le marxisme était un système philosophique autrement plus solide et structuré que la soupe décoloniale actuelle, dont les principaux ingrédients sont l’inculture et la bêtise numérique.
Pierre Vermeren. C’est pour cela qu’on a intérêt à casser le thermomètre : ainsi ont été supprimés le concours d’entrée et la culture générale à Sciences-Po.
Jean-Loup Bonnamy. Sachant que l’on se sert d’arguments de plus en plus woke pour faire baisser le niveau. Aux États-Unis, certains n’hésitent plus à affirmer que les mathématiques seraient une discipline raciste au motif que les Afro-Américains y réussissent moins bien. Ils ont donc imposé des programmes moins exigeants. Résultat, le niveau des écoles publiques s’est effondré et les parents blancs en ont retiré leurs enfants… au grand détriment des élèves noirs qui y sont restés.
Pierre Vermeren. À quoi il convient d’ajouter les clichés messianiques, issus du protestantisme américain, qui structurent les représentations des wokes, le plus souvent à leur insu. Sans oublier leur ethos petit-bourgeois. Ils travaillent en réalité à remplacer une génération de clercs par une autre. Il est de nos jours difficile de faire son trou à l’Université, dans la recherche, dans le journalisme. Le décolonialisme est une table rase qui permet aux nouveaux venus de casser les règles du jeu pour s’autopromouvoir.
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