Accueil Édition Abonné Bonjour, tristesse!

Bonjour, tristesse!

Le bonheur se vend moins bien...


Bonjour, tristesse!
Le mannequin Paulina Porizkova s'est surnommé "La Dame qui pleure d'Instagram". Capture Instagram.

L’éditorial d’Elisabeth Lévy


« Il vaut mieux faire envie que pitié », disaient souvent mes grands-mères. Il s’agissait alors de justifier leur embonpoint et de me consoler du mien. À vrai dire, elles avaient déjà un train de retard : ce qui faisait fantasmer alors les ados, ce n’étaient pas les formes généreuses à la Rubens ou la poitrine grasse de Nana dépeinte avec gourmandise par Zola, mais les hanches étroites et la silhouette garçonne de Jane Birkin. À part ça, mes grand-mères faisaient de la sociologie comme Monsieur Jourdain de la prose. Sans le savoir, elles résumaient d’une formule l’esprit d’un temps où bonheur et réussite étaient admirables, désirables et surtout enviables. Les célébrités étaient toutes supposées avoir une vie sur papier glacé – amour, gloire et beauté, sans oublier le bien chargé de compenser à l’âge mûr la perte de ces dons du ciel.

La journaliste Elisabeth Lévy © Pierre Olivier

Bien sûr, comme nous sommes de drôles d’animaux, le public se repaissait aussi des infortunes de ces enfoirés à qui tout réussissait. Je me rappelle le jour où un journal people a publié la photo de je ne sais plus quelle mannequin en train de s’enfiler une ligne de coke dans les toilettes d’une boîte de nuit (comme si on pouvait être aussi prodigieusement mince naturellement) : cela a non seulement mis un coup d’arrêt à sa carrière, mais aussi fait scandale dans le Landerneau médiatique. Fallait-il montrer l’envers du décor ? Il faut croire que oui. Comme dit l’autre, il ne me suffit pas d’être heureux, encore faut-il que les autres ne le soient point. Et puis savoir qu’on peut souffrir atrocement dans une maison de trente pièces avec piscine, tennis et majordome, ça console de rentrer dans son douze mètres carrés après avoir fait ses courses chez Lidl. Aussi, la marque de l’amour ou de l’amitié authentiques n’est-elle pas de se lamenter des malheurs de l’autre, ce qui est à la portée de n’importe qui, mais de se réjouir de ses succès.

Le bonheur se vend moins bien

Certes, la compétition du bonheur n’a pas disparu – les psychologies collectives ne connaissent pas les virages brutaux. Politiques et vedettes en tout genre continuent donc à exhiber leur couple idéal, leurs enfants parfaits, leurs chiens si affectueux et leurs datchas tout droit sorties des magazines de déco.

Reste que le bonheur se vend moins bien. Il semble même que le malheur soit à la mode. Ce qui, à l’ère de la victime-reine, est finalement assez logique. Je souffre donc je suis. C’est déjà un phénomène étudié par les sociologues, apprend-on dans Le Figaro Madame. Pour l’instant, on l’observe essentiellement dans le monde virtuel, mais il se manifeste dans la « vraie vie » à supposer que la distinction ait encore un sens. Ainsi est-il très tendance de se déclarer « Asperger » (l’autisme des génies) ou « bipolaire ». On citera aussi ces drôles de zigs qui ne supportent pas d’être valides et qui trouvent parfois des « médecins » pour les amputer d’un membre sain. Il est vrai qu’on admet encore qu’il s’agit d’une maladie, appelée l’apotemnophilie. 

Sur les réseaux sociaux, en revanche, ce sont des people apparemment sains d’esprit qui pleurnichent abondamment sur l’épaule virtuelle de leurs followers. Le journal cite une certaine Bella Hadid, mannequin de son état, qui publie des photos d’elle en larmes et évoque sa déprime. Une autre ex-top, répondant au doux nom de Paulina Porizkova, raconte sans filtre qu’elle est trompée ou quittée, je n’ai pas bien compris. Elle s’est d’ailleurs auto-surnommée « La Dame qui pleure d’Instagram ». Il paraît que ces plaintes savamment mises en scène rapportent bien plus de likes, d’abonnés et éventuellement de compensations sonnantes et trébuchantes, que les photos de bonheur triomphant. Généralement, l’exhibition est assortie de justifications philanthropiques, genre je veux aider tous ceux qui ressentent la même chose que moi. Tu parles. En réalité, il s’agit surtout d’attirer l’attention sur soi pour se faire consoler – par des inconnus, ce qui ne laisse pas d’être étrange. Autrement dit, cette faiblesse affichée, que les Américains ont finement baptisée « vulnerability porn », traduit surtout la régression infantile de l’espèce.

Si l’auteur de l’article se montre assez critique sur cette nouvelle mode, c’est parce que, selon elle, un like ne remplace pas un vrai câlin. Pour ma part, cette façon de se montrer tel qu’on est à tous ses contemporains me semble surtout relever de l’impudeur narcissique. Faire bonne figure est une politesse que l’on doit à ses contemporains, qui n’ont rien demandé – en tout cas ceux avec qui on n’a pas de relations intimes. Décidément, je ne dois pas être de ce temps où il vaut mieux faire pitié qu’envie. Que mes grands-mères reposent en paix. 


[1] Caroline Hamelle, “Se montrer en train de pleurer fonctionne mieux que se montrer heureux” : la nouvelle stratégie des réseaux sociaux, 23 janvier 2022.

Février 2022 - Causeur #98

Article extrait du Magazine Causeur




Article précédent Robert Ménard: « Pour gagner, la droite doit s’allier »
Article suivant Comment les articles 3 et 8 de la Convention de la CEDH ont été dévoyés
Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Pour laisser un commentaire sur un article, nous vous invitons à créer un compte Disqus ci-dessous (bouton S'identifier) ou à vous connecter avec votre compte existant.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération