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Bombe iranienne: divergences entre militaires et renseignement aux États-Unis

Les deux semaines de l’angoisse…


Bombe iranienne: divergences entre militaires et renseignement aux États-Unis
Sur cette image tirée d’une vidéo diffusée le 17 avril 2021 par la télévision d’État iranienne, on voit diverses centrifugeuses alignées au sein de l’installation d’enrichissement d’uranium de Natanz, Iran © AP/SIPA

En atteignant un enrichissement de l’uranium à 60 %, l’Iran s’est retrouvé dans une position de puissance nucléaire du seuil : capable d’aller jusqu’au bout en cas de crise aiguë, tout en maintenant une ambiguïté suffisante pour préserver une certaine marge de manœuvre diplomatique, explique Gil Mihaely. Les analyses divergentes de la CIA, des militaires américains ou israéliens sur l’urgence d’une intervention préventive contre l’Iran ne sont contradictoires qu’en apparence.


Selon plusieurs organes de presse, dont CNN et Reuters, un nouveau rapport du renseignement américain indique que l’Iran est encore à environ trois ans d’être en mesure de produire et de déployer une bombe nucléaire opérationnelle. Et donc,contrairement à l’évaluation alarmiste d’Israël, qui estime que Téhéran serait à quelques mois de l’arme nucléaire, les services de renseignement américains jugent ce scénario moins imminent, mentionnant un délai de l’ordre de plusieurs années.Mélenchon a donc raison ? Pas nécessairement voire pas du tout. 

Le 10 juin 2025, le général Michael “Erik” Kurilla, commandant du Centcom[1], déclarait devant le Congrès que l’Iran pourrait produire suffisamment de matière fissile pour une bombe nucléaire en moins de deux semaines. Cette déclaration choc, loin d’être isolée, s’inscrit dans une stratégie d’alerte visant à préparer l’opinion publique et les décideurs à un éventuel recours à la force contre la République islamique. Mais elle contraste sensiblement avec les analyses les plus récentes de la CIA et de la communauté du renseignement américain, qui affirment, dans leur rapport annuel publié en mars, que Téhéran n’a pas repris à ce jour son programme d’armement nucléaire.

Faut-il y voir une contradiction, une divergence d’appréciation, ou simplement deux angles de lecture différents d’une même réalité stratégique ?

Le point de départ est factuel : selon l’AIEA, l’Iran possède aujourd’hui des stocks d’uranium enrichi à 60 % suffisants pour produire plusieurs bombes nucléaires. Or, le seuil d’enrichissement pour un usage militaire est de 90 %, mais la conversion de 60 % à 90 % est une étape techniquement rapide pour un État qui en aurait fait le choix politique.

La question de l’enrichissement

Depuis que l’Agence internationale de l’énergie atomique a confirmé que l’Iran possède des stocks d’uranium enrichi à 60 %, un chiffre revient de manière insistante dans les évaluations militaires : deux semaines. C’est le temps qu’il faudrait, selon les experts du Centcom, à la République islamique pour franchir la dernière marche menant au combustible d’une bombe nucléaire. Pourtant, dans le débat public, cette étape reste souvent floue, perçue comme une donnée technique parmi d’autres. Or, c’est précisément dans ce passage, entre 60 % et 90 %, entre le seuil critique et l’irréversible, que se joue une large part de la stratégie nucléaire de l’Iran. Cette progression n’est pas qu’une affaire de chiffres : elle est un enchaînement de transformations physiques, de choix technologiques et d’arbitrages politiques.

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Pour comprendre la portée de ce basculement, il faut d’abord rappeler que l’enrichissement de l’uranium ne consiste pas à « fabriquer une bombe » mais à accroître la proportion d’un isotope rare, l’uranium 235, dans un matériau initialement dominé par l’uranium 238, plus stable mais non fissile. L’uranium naturel contient à peine 0,7 % de U-235. Une centrale nucléaire civile fonctionne avec un combustible enrichi à environ 3 à 5 %. Pour une arme atomique, il faut franchir le cap des 90 % d’U-235, seuil à partir duquel une réaction nucléaire en chaîne devient possible dans une configuration critique. Or, l’Iran, en atteignant 60 %, a déjà effectué l’immense majorité du travail isotopique.

Techniquement, l’uranium ne se laisse pas facilement trier. Pour séparer les isotopes, il faut d’abord transformer le solide en gaz : l’uranium est converti en hexafluorure d’uranium (UF₆), une substance gazeuse à température modérée. Ce gaz est ensuite injecté dans les célèbres  centrifugeuses, machines rotatives à très haute vitesse, qui exploitent la très légère différence de masse entre U-235 et U-238 pour concentrer progressivement le premier. Une seule centrifugeuse ne suffit pas : on les aligne en cascades, chaque machine augmentant marginalement le taux d’enrichissement à la sortie de la précédente. L’Iran maîtrise ces cascades depuis longtemps. C’est cette infrastructure, discrète mais cruciale, qui lui permet d’évoluer rapidement d’un niveau à l’autre.

Le paradoxe est que le passage de 60 % à 90 % est, en termes techniques, beaucoup plus facile que les étapes précédentes. En effet, enrichir de 0,7 % à 20 % représente plus des deux tiers du « travail de séparation », alors que passer de 60 à 90 % est une tâche relativement légère, faisable en quelques jours avec des cascades bien configurées. Cela signifie que le temps d’alerte stratégique est désormais extrêmement court, rendant toute surveillance ou intervention militaire plus difficile à calibrer.

C’est sur ce point que le général Kurilla insiste : le « breakout time », le temps nécessaire pour produire le cœur d’une bombe, serait inférieur à deux semaines.

Mais atteindre 90 % d’enrichissement ne suffit pas à produire une arme. L’uranium enrichi à 90 % est toujours sous forme gazeuse (UF₆). Il faut ensuite le reconvertir chimiquement en uranium métal (solide), le mouler, le compacter, le stabiliser. Ce retour à l’état solide, à des fins militaires, implique des savoir-faire métallurgiques complexes.

Mais fabriquer une arme nucléaire ne se réduit pas à produire de la matière fissile. Il faut ensuite développer un dispositif de détonation fiable, miniaturiser l’arme pour qu’elle puisse être montée sur un vecteur (généralement un missile), puis tester et sécuriser la chaîne de commandement nucléaire. Ces étapes, relevant de la « weaponization », prennent des mois, voire des années. En revanche, il est plus facile à dissimuler. Ainsi, Kurilla lui-même le reconnaît dans son témoignage : l’Iran ne dispose pas encore d’une arme opérationnelle.

C’est votre dernier mot ?

C’est pourquoi le renseignement américain, notamment la CIA, considère qu’en dépit de cette avancée technique, l’Iran ne dispose pas encore d’une arme nucléaire opérationnelle, et n’a pas encore pris la décision politique d’en produire une. Mais du point de vue militaire, l’existence de stocks à 60 % constitue une capacité latente, un potentiel de « breakout » extrêmement court. En somme, l’Iran se trouve dans une position de puissance nucléaire du seuil, capable d’aller jusqu’au bout en cas de crise aiguë, mais suffisamment ambiguë pour conserver une certaine marge diplomatique.

Cette ambiguïté est précisément au cœur de la stratégie iranienne : conserver la réversibilité apparente tout en s’approchant structurellement de l’irréversible. Les centrifugeuses tournent, les stocks s’accumulent, les lignes rouges se déplacent… Dans ce contexte, le passage de 60 à 90 % n’est pas qu’une affaire de tuyauterie nucléaire : c’est un acte de souveraineté potentielle, une déclaration d’autonomie stratégique prête à être activée. Et le monde, pris entre vigilance et paralysie, regarde un gaz devenir métal, et une capacité devenir menace.

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La CIA adopte ainsi une posture de prudence, fondée sur les signaux concrets, tandis que le Centcom, bras armé de la présence militaire américaine au Moyen-Orient, adopte une lecture préventive de la menace, fondée sur la possibilité d’une bascule rapide vers l’arme. Cette même logique guide aussi les décideurs israéliens.

Le général Kurilla fait ainsi écho à une inquiétude israélienne croissante : le « point de non-retour » n’est pas atteint, mais il se rapproche d’autant plus que la marge d’erreur doit être prise en compte. Le temps qu’on peut accorder à la diplomatie est ipso facto compté surtout quand en face on joue la montre.   

La divergence entre le Centcom et la CIA reflète un dilemme stratégique plus large auquel est confrontée l’administration américaine : faut-il agir sur la base des capacités, ou attendre une intention manifeste ? En d’autres termes, une stratégie fondée sur l’évaluation technique du risque justifie une intervention préventive, tandis qu’une stratégie fondée sur l’analyse comportementale préconise d’attendre la preuve d’un franchissement politique clair. Israël, échaudé par l’échec de l’évaluation selon les intentions de l’ennemi et non pas ses capacités, ne souhaite prendre le risque d’un 7-Octobre nucléaire.  

Le programme nucléaire iranien est aujourd’hui moins une question technologique que politique. L’Iran semble avoir adopté une stratégie du seuil, maintenir l’ambiguïté tout en raccourcissant le temps nécessaire de transformer le potentiel en arme et consolidant sa position régionale. Dans ce jeu d’équilibre, les divergences entre les discours du Centcom et ceux de la CIA ne sont ainsi pas nécessairement contradictoires, mais complémentaires dans une stratégie de contrôle et de gestion du risque.


[1] Commandement central des États-Unis NDLR



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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