Ça résonne comme le refrain lancinant tout suintant de niaiserie sado-maso du nouveau tube planétaire d’une Rihanna, Beyoncé ou Miley Cyrus, d’une de ces icônes lubriques de la pop porn qui, fières de leur plastique érotisée et de leur libido hyper boostée, aiment exhiber leurs strings en enfourchant un joujou phallique géant. Ça s’affiche comme un event Facebook pour l’inauguration du dernier club électro en vogue où vont s’agglutiner tous les hipsters branchés de la capitale. Et ça s’expose comme un vide-dressing vintage fréquentés par les trentenaires nostalgiques des années 90 et des Levi’s 501 taille haute dont les trous se faisaient avec l’usure du temps. Alors tube, club, friperie, de quoi ce « ça » est-il le nom?
Et bien, rien de tout cela ou en fait si, de tout cela justement …car il s’agit de la nouvelle installation fourre-tout d’art contemporain mise en scène à la Monnaie de Paris. Le titre : « Take me (I’m yours) » ce qui donne en français « Prends-moi (je t’appartiens) »… On frôle l’orgasme.
Après avoir accueilli, l’an passé, le pseudo rebelle scato Paul McCarthy et sa « Chocolate Factory » qui fabriquait à la chaine des centaines de plugs en forme de père Noël en chocolat pour dénoncer les affres du consumérisme de l’économie capitaliste, la Monnaie de Paris propose le remake d’une exposition londonienne qui s’était déroulée en 1995 à la Serpentine Gallery. Les visiteurs étaient invités à repartir avec un échantillon des œuvres exposées.
A l’origine du concept: le célèbre plasticien français Christian Boltanski connu pour ses empilements géants de vêtements censés représenter la Shoah et Hans Ulrich Obrist, l’un des commissaires incontournables de l’art contemporain, devenu co-directeur de la Serpentine et figure mondaine de l’intelligentsia arty d’aujourd’hui. 20 ans après, Boltanski et Obrist remettent ça. L’idée est réutilisée sans complexe. Pas question de renouveler un concept qui a eu son heure de gloire à l’époque. Un coup de plumeau pour dépoussiérer tout ça et c’est reparti.
Alors pour berner les visiteurs néophytes en art mais consommateurs dans l’âme, qui se demandent, en poireautant dans la queue, s’ils vont trouver un jean à leur taille dans la salle où Boltanski expose, une fois encore, une fois de trop, cette répétition est soigneusement présentée comme une création originale et subversive. Un « nouveau vent de liberté » souffle sur la Monnaie de Paris lit-on sur la brochure distribuée à la billetterie. L’injonction autoritaire « Ne pas toucher » qui préserve l’œuvre par la distance entretenue avec le spectateur, se reverse en son contraire libertaire « Il est interdit d’interdire de toucher ».
Alors que McCarthy faisait payer l’acte de rébellion du visiteur qui devait débourser 50 euros pour sucer l’objet de son aliénation sans se rendre compte qu’il était doublement escroqué à la fois par le système et par l’artiste lui-même, ici pas de fucked twice, pas de magouille de ce genre, tout est gratis. Pour un ticket acheté, x articles offerts ! « Help yourself ! » A Boltanskiland l’artiste est un généreux donateur. Quel délicieux oxymore pour l’artiste contemporain qui, généralement avide de gains, a toujours un œil rivé sur sa cote estimée par les market makers du marché de l’art. « Take stuff », « leave stuff», « swap stuff », le public est invité à faire son petit marché du dimanche matin : vêtements, bombons, badges, affiches … et même à échanger un objet qu’il a sur lui avec un des objets exposés. C’est le bon vieux retour au troc. Un conseil : venez avec des poches remplies d’autres choses que de tickets de métro usagés, d’allumettes cramées ou bien de chewing-gums écrabouillés. Qui sait vous gagnerez peut-être un IPhone si vous réussissez à amadouer le performateur, seul juge de la valeur de votre bien ! Bref, « tout doit disparaitre », comme l’indique le sous-titre, comme si c’était le dernier jour des soldes où les magasins vendent à perte pour écouler leurs stocks.
Mais amusez-vous à répondre à la sympathique invitation de l’exposition et à vous « emparer des œuvres », « à contribuer à leur dissémination », à « participer à leur disparition et à leur destruction » et vous ne serez pas déçu.
« Take me », cette joyeuse exhortation libertaire atteint vite ses limites lorsque le visiteur, un peu anar dans l’âme, décide de faire le malin, de jouer pleinement le jeu, et donc de passer franchement à l’action, de shooter dans le carré de bombons bleus acidulés, de marcher sur le tapis de gélules qui tombent du plafond toutes les trois secondes, de faire le poirier en haut de la pile de vêtements, d’arracher une à une les cartes postales pour touristes chinois embourgeoisés, représentant la Tour Eiffel, toutes prises sous le même angle… Devant cette petite mise à sac bien jubilatoire et pourtant explicitement sollicitée, il voit rappliquer de jeunes et jolies médiatrices culturelles qui, derrière un discours institutionnel bien rodé sur le merveilleux dialogue participatif que les artistes instaurent avec le public à travers leurs œuvres, le rappelle bel et bien à l’ordre.
« L’œuvre sort du cadre » mais le visiteur est encadré. « L’exposition déborde » mais les débordements ne sont pas tolérés. « L’exposition bouleverse les codes », mais le bouleversement de sa mise en scène est interdit. Le dépassement de la limite sacrée entre l’œuvre et son public n’appelle donc pas l’explosion d’un chaos informe, mais une transgression disciplinée, réglée, bien ordonnée. On peut toucher mais pas trop quand même. « Take me but be nice! ». Faut pas déconner non plus !
Car si la règle du jeu est orpheline de son terrain de jeu c’est parce que seule serait acceptable la transgression imposée par l’artiste, tout jaloux qu’il est de son statut de révolutionnaire auto-proclamé. Au final, le mépris affiché de Boltanski pour la représentation patrimoniale de l’œuvre d’art, comprise comme intouchable par son sacré et inaltérable par son éternité, serait sélectif, uniquement valable pour l’art classique mais pas pour l’art contemporain.
Les visiteurs repartent de cette exposition avec un sac en papier biodégradable, d’une laideur tristement bien ordinaire, qui s’affaissera à la première averse mais qui gagne sa valeur par la signature de son créateur qui n’est rien d’autre que Boltanski bien sûr. Ils ont, en général, glissé à l’intérieur autant de goodies marketés et fétichisés auxquels ils avaient le droit. Ces visiteurs quittent la Monnaie de Paris, le sourire béat, ravis d’avoir rentabilisés leur après-midi ayant eu leur dose de culture tout en faisant leur shopping. Ils partent le cœur léger, ignorant que l’affiche qu’ils ont détachée d’une des piles d’impressions exposées par le plasticien Gonzales-Torres, était une métaphore morbide du Sida dont était atteint son auteur.
Mais si leur réflexe a été de prendre avant même de comprendre, de s’accaparer l’objet avant même de connaitre sa signification, c’est que les commissaires de l’exposition n’ont pas pris le soin de mentionner le sens des œuvres exposées. Le comble pour un art qui n’existe que par son herméneutique !
A la Monnaie de Paris, jusqu’au 8 novembre 2015.
*Photo : Flickr, g.sighele
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