Boléro, le biopic d’Anne Fontaine sur Maurice Ravel (1875-1937), rappelle la place importante prise par les femmes autour du compositeur un peu dandy
C’était une riche idée de consacrer un biopic à Maurice Ravel. Incontestable génie, il a évolué dans une société parisienne cosmopolite particulièrement brillante, comme si les plus grands artistes de son temps s’étaient donné rendez-vous à Paris pour les dernières fêtes de l’intelligence et du bon goût. Le spectateur d’aujourd’hui, consommateur de divertissements à tout-va, sera-t-il sensible à cette profusion de merveilles ? Le film d’Anne Fontaine, en tout cas, tente une reconstitution historique très léchée de cet univers particulier, nous faisant pénétrer dans l’intimité de Ravel et de quelques-uns de ses comparses, occupés presque exclusivement de création artistique.
L’Esprit du temps
La réalisatrice s’est centrée sur l’œuvre la plus connue de Ravel, le Boléro, mélodie lancinante composée à partir d’un thème répété dix-sept fois, qui avance crescendo et se conclut par une déconstruction sonore emblématique des temps modernes. Rien que pour cette mise en perspective du Boléro, œuvre d’une dimension universelle, il faut aller voir ce film d’Anne Fontaine. L’Esprit du temps cher à Hegel est passé par Ravel, du moins en art.
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Anne Fontaine a voulu insister sur le rôle des femmes autour de Ravel, leur présence quasi systématique à ses côtés, au point que Boléro pourrait nous apparaître comme un film de femmes. À vrai dire, Ravel les recherchait avec passion, jusque dans les maisons closes où il venait seulement pour boire un verre et leur parler. Bien sûr, on le sait, il fut très attaché à sa mère, ainsi du reste qu’à la pianiste Marguerite Long. Comptèrent aussi beaucoup deux femmes d’exception, ses flamboyantes amies Misia Sert et Ida Rubinstein, deux reines de Paris, pour lesquelles Anne Fontaine ressent elle-même une juste fascination.
Deux femmes exceptionnelles
Ida Rubinstein était une danseuse et une mécène, elle fut la commanditaire du Boléro. Elle créera ce spectacle à l’Opéra de Paris (Anne Fontaine filme longuement cette scène étonnante, la reconstituant à sa fantaisie). Russe d’origine, Ida Rubinstein possédait une personnalité baroque, en plein contraste avec la timidité de Ravel. Elle est ici jouée par une surprenante Jeanne Balibar, qui met son grain de folie dans son interprétation, de manière à rendre plus vraie et plus authentique, je pense, la ressemblance.
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L’autre personnage féminin important, dans la vie de Ravel, est la fameuse Misia Sert. Elle paraît plus présente qu’Ida Rubinstein dans le quotidien de Ravel, et elle est peut-être amoureuse de lui. Doria Tillier, qui l’incarne, ne manque pas de sensualité et de charme, mais que sait-on au juste de la vie sentimentale de Ravel ? Rien de tangible assurément. Quand Misia elle-même lui pose la question, dans une scène du film, Ravel lui répond avec gentillesse qu’il n’est amoureux que de la musique. La Misia Sert de Boléro me paraît peut-être moins extravagante, devant la caméra d’Anne Fontaine, que ce que nous rapportaient d’elle les témoignages de ses contemporains ou, par la suite, ses nombreux biographes.
Ces deux femmes ont aidé Ravel à exercer son art, malgré les difficultés qu’il a pu rencontrer. Car sa musique a eu, au départ, du mal à s’imposer. Ravel fut recalé plusieurs fois au Prix de Rome. Avec les journalistes également, les relations étaient compliquées, dans la mesure où ils ne furent pas en mesure de comprendre la nouveauté de sa musique. Seules les femmes se dévouèrent pour Ravel et l’aidèrent avec ardeur.
Ravel, esthète et dandy
L’une des curiosités du film d’Anne Fontaine est d’observer l’existence de Ravel à Montfort-l’Amaury, dans sa minuscule maison dont l’exiguïté correspondait à sa petite taille – celle d’un « jockey », comme l’écrira Jean Echenoz dans son roman sur le musicien. Il y avait une élégance innée dans sa musique, bien sûr, mais aussi dans son mode de vie. Boléro souligne à maintes reprises le soin presque maniaque dont Ravel, esthète et dandy, faisait preuve pour s’habiller. Anne Fontaine insiste par exemple sur ses chaussures. Pour diriger un orchestre, il lui fallait porter une paire spéciale. Le problème était que Ravel, excessivement distrait, oubliait très souvent de les prendre avec lui. L’orchestre et le public devaient attendre qu’elles arrivent en urgence.
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Ravel n’est pas seulement l’auteur du Boléro, et Anne Fontaine fait le tour de ses œuvres, cherchant à ne rien omettre. Mais était-il nécessaire d’insister autant sur la guerre ou, à la fin de sa vie, sur l’hôpital et l’opération chirurgicale que dut subir le compositeur ? Le biopic d’Anne Fontaine, avec ses deux heures pleines, manque peut-être de l’exquise concision ravélienne. Et puis, si je peux me permettre de rêver un peu, il y a une scène que j’aurais ajoutée, celle où, dans un salon parisien, Ravel lance au jeune Arturo Benedetti Michelangeli qui interprète devant lui une de ses pièces : « Mon garçon, c’est vous qui jouerez le mieux ma musique… » Par ce jugement d’une parfaite lucidité, Ravel transmettait le témoin d’un monde qui était sur le point de disparaître à jamais.
En salle depuis le 6 mars.
Ravel, de Jean Echenoz. Les Éditions de Minuit, 2006.
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