« Them’s the breaks » (« contre mauvaise fortune, bon cœur ») : c’est avec ces mots que, après des mois de controverses et d’enquêtes sur son comportement, Boris Johnson vient de donner sa démission. Pourquoi ? Et, au-delà de toutes les polémiques récentes, quel homme était-il?
Le Premier ministre qui refusait de s’en aller vient enfin d’abdiquer volontairement, sous la pression des nombreuses démissions (jusqu’à 59) de ministres et de chefs de cabinet du gouvernement, et grâce à l’insistance d’un certain nombre de ses alliés les plus proches.
Après le « Partygate », après les accusations de corruption, après le lancement d’une enquête pour savoir s’il avait sciemment menti au Parlement ou non, après avoir survécu – sans gloire – à une motion de défiance lancée par ses propres députés le 6 juin, BoJo quitte enfin le pouvoir pour une affaire de mœurs. Le plus ironique, c’est qu’il ne s’agit pas de ses mœurs à lui. Le coup de grâce de sa carrière de Premier ministre a été la révélation qu’il avait nommé à un poste important dans le Parti conservateur, en février, un député, Chris Pincher, qui faisait l’objet d’une plainte pour inconduite sexuelle (en l’occurrence, des attouchements homosexuels). Johnson a prétendu qu’il n’était pas au courant de la plainte, avant que des témoignages – surtout celui d’un haut fonctionnaire – n’apportent la preuve du contraire. Cette révélation a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase : toute une série de ministres, même d’État, se sont sentis obligés de démissionner pour protester contre la conduite de leur propre chef. Se cramponnant au pouvoir dans un déni de réalité extraordinaire, Johnson a finalement été obligé de reconnaître qu’il ne pouvait plus gouverner – surtout parce qu’il ne lui restait pas assez de députés ministrables pour former un gouvernement.
Des figues et des raisins
À l’heure actuelle, Boris Johnson a démissionné en tant que chef du Parti conservateur mais entend rester Premier ministre jusqu’à la rentrée afin de permettre au parti d’élire un nouveau leader. Selon le système démocratique britannique, le Premier ministre est normalement le chef du parti (ou de la coalition) qui a le plus de sièges à la Chambre des communes. Avec un locataire désormais intérimaire au 10, Downing Street, le pays entre dans une phase « mi-figue mi-raisin », pour ainsi dire, où il y a un gouvernement mais qui se retrouve privé de l’autorité dont il devrait jouir en temps normal. C’est d’autant plus grave que le pays fait face à une crise aiguë, les difficultés liées à l’inflation et au coût de la vie étant encore plus graves que dans d’autres pays européens. Ces difficultés sont-elles la conséquence directe du Brexit ? Ce dernier joue un rôle dans cette crise, mais ce n’est pour le moment qu’un élément parmi d’autres.
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Élu triomphalement à la tête du pays le 13 décembre 2019, avec pour mission principale de mener à bien la sortie de l’UE, Boris Johnson doit faire face à un premier scandale en mai 2020 quand son conseiller spécial, Dominic Cummings, est accusé d’avoir violé les règles du confinement. Mais, c’est un an plus tard, avec le « Curtaingate » (qui concerne le financement de la décoration de son appartement privé du 10 Downing Street), que débute une ribambelle de scandales comprenant le « Partygate » et un certain nombre d’autres affaires de corruption. La charge principale contre BoJo n’est pas de profiter personnellement de sa position de pouvoir, mais de ne pas dire la vérité – ou toute la vérité – au Parlement et au public. L’énergie qu’il a dû consacrer à la gestion de tous ces scandales a indéniablement miné sa capacité à se focaliser sur les véritables problèmes du Royaume Uni. Sa démission représente un soulagement pour le pays, en permettant de sortir de l’impasse, sauf que la solution qu’apportera un nouveau leadership n’arrivera pas assez vite. Le navire britannique continuera à voguer plus ou moins à la dérive pendant un certain temps, faute d’un vrai gouvernail.
Ange ou démon?
Le nom de Boris Johnson restera associé au Brexit. C’est lui qui a été le visage de la campagne victorieuse lors du référendum de 2016 ; c’est lui qui prit les rênes du pouvoir, le 25 juillet 2019, après que Theresa May avait échoué sur toute la ligne à mener à bien sa vision du Brexit ; c’est lui qui, en tant que Premier ministre, a trouvé un accord de principe avec l’UE le 17 octobre de cette année et qui a présidé aux négociations conduisant au départ définitif du Royaume Uni, après la période de transition, le 31 décembre 2020. Ce lien indéfectible entre BoJo et le Brexit a fait de lui un héros populaire pour les uns et un démon populiste pour les autres. Mérite-t-il l’un ou l’autre de ces qualificatifs – ou les deux ? Boris Johnson a assumé pleinement son rôle de Brexiteur-en-chef en déployant tous les trésors de charisme dont il possède une abondance. À cet égard, c’est un authentique héros populaire. En même temps, il ne s’est jamais vraiment montré un génie en termes de stratégie politique. Toute sa carrière antérieure de député conservateur et de maire de Londres avait été marquée par un comportement assez chaotique qu’il compensait par son charme de tribun caractérisé par une combinaison particulière d’affabilité et d’humour. Son vrai talent en termes de stratégie a été de reconnaître et d’écouter ceux qui étaient de bon conseil. C’est ainsi qu’il a pris comme conseiller spécial le Dark Vador de la politique moderne au Royaume Uni, Dominic Cummings, le directeur de la campagne référendaire de 2016 qu’il a immédiatement réembauché en devenant Premier ministre. Or, en novembre 2020, dans une lutte d’influence entre le clan Cummings et celui de sa compagne, Carrie, Johnson a choisi celui de sa future épouse. Jusqu’alors, Johnson avait tout réussi, de son élection à la préparation du programme de vaccination contre le Covid qui devait démarrer le mois suivant. On peut dater du départ de Cummings, devenu lui-même impopulaire auprès du public, des fonctionnaires et des députés conservateurs, le début d’un manque général de direction dans la politique gouvernementale de Johnson, ainsi que le début de la multiplication des scandales. Par la suite, le seul domaine où BoJo gardera un cap sans faille avec l’appui du public et de toute la classe politique, c’est dans sa poursuite de la guerre en Ukraine. En ce qui concerne les grands projets – notamment la construction de nouvelles infrastructures et de nouveaux logements – qui devaient lui permettre de tenir sa promesse d’améliorer la qualité de vie des laissés-pour-compte de la mondialisation, tout est plus ou moins parti à vau-l’eau.
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Est-ce pour autant un démon populiste ? Ses critiques parlent de lui comme d’un menteur pathologique. Il y a une distinction à introduire ici. Le slogan questionnable (inventé par Cummings, d’ailleurs) [1] sur la somme d’argent versée par Londres à Bruxelles qu’il a lancé pendant la campagne du référendum, ainsi que son engagement, assez floue, auprès des unionistes nord-irlandais à ne pas créer de frontière entre la Grande Bretagne et l’Irlande du Nord n’ont pas choqué les nombreux électeurs qui ont voté pour lui. En revanche, c’est son incapacité à dire et à reconnaître la vérité devant le Parlement sur des sujets qui ne concernaient pas directement sa politique générale qui a entraîné sa chute. Ses adversaires sur la question de l’UE – et ils sont particulièrement nombreux en Europe – le traitent de « populiste ». En fait, ils sont leurrés par la coïncidence du vote pour le Brexit et l’élection de Donald Trump la même année, coïncidence qui a conduit à la conclusion hâtive qu’il s’agissait d’un seul et même phénomène. Selon une définition courante, un populiste s’oppose aux institutions démocratiques traditionnelles, critiquées comme étant l’apanage de groupes d’intérêt plutôt que des assemblées véritablement libres qui représentent le peuple. On cite la tentative de Johnson, à la rentrée de 2019, de proroger le Parlement comme preuve de son mépris des institutions. Pourtant, il faisait tout, non pour gouverner sans les députés, mais pour provoquer des élections, car une loi de 2011 (abrogée depuis) avait privé l’exécutif de ce pouvoir traditionnel. D’ailleurs, de telles élections étaient justifiées par l’incapacité des Communes à prendre une décision claire concernant le Brexit – et elles ont eu lieu quelques mois plus tard. Johnson est bien plutôt électoraliste que populiste. Selon une autre définition courante de ce terme, un populiste est l’ennemi de l’immigration sous toutes ses formes. Les adversaires de Johnson citent le fait que le Brexit a mis fin aux flux de travailleurs détachés venant de l’UE. Ce qu’ils ne voient pas, c’est que, de 2010 à 2020, le gouvernement conservateur avait fixé l’objectif de réduire drastiquement les nombres d’immigrés venant de partout – et sans grand succès. Le gouvernement de Boris Johnson a aboli cet objectif. Les critiques citeront ensuite son projet pour envoyer des immigrés clandestins au Rwanda. Là encore, ils n’ont pas compris que la politique du gouvernement de Johnson était non d’arrêter l’immigration, mais d’encourager des immigrés qualifiés susceptibles de créer de la croissance pour tous. Le spectacle des clandestins qui, avec la complicité de bandes criminelles de trafiquants, traversaient la Manche chaque jour, remontait les Britanniques contre l’immigration en général. Il fallait décourager cette immigration illégale pour sauver l’immigration légale. Boris Johnson s’est toujours montré trop internationaliste pour être populiste. Qu’était-il alors ? En prétextant ses ancêtres turcs, on pourrait presque dire que c’était un sultan : aussi bienveillant que brouillon ; aimant certes le pouvoir mais sans affectation ni arrogance ; capable autant d’attirer l’affection de la foule que de s’illusionner sur sa popularité ; et enfin, face aux pires menaces pour la démocratie, capable de faire preuve de constance et de courage.
[1] “We send the EU £350 million a week, let’s fund our NHS instead. Vote Leave”